Et, au lieu de prendre la question au sérieux, les raisonnements ont parfois glissé vers la supposée évidence que cela était impossible pour aboutir à la conclusion qu’Israël avait forcément eu connaissance des projets du Hamas et avait laissé faire pour justifier sa réaction en retour. C’est là le raisonnement conspirationniste classique depuis le 11 septembre, la surprise et l’incapacité du renseignement américain à l’anticiper. Il s’agit d’une manière de ne jamais prendre au sérieux la surprise – de l’annuler même –, ni la possibilité d’erreurs ou de fautes de la part d’acteurs puissants, ni les capacités d’acteurs moins puissants à déceler et exploiter les failles adverses. La négation conspirationniste de la possibilité de la surprise stratégique « du faible au fort » repose ainsi sur la croyance, fausse, dans l’infaillibilité du plus puissant. Le paradoxe est que le plus puissant, puisqu’il est surpris, a aussi cru d’une certaine manière à son infaillibilité.
Il paraît en conséquence assez oiseux de débattre trop longtemps de la question de savoir si ce qui existe est la « surprise stratégique » ou bien plutôt « la défaillance de l’intelligence stratégique » (6). La surprise stratégique implique toujours des formes de défaillance, plus ou moins grandes, plus ou moins évitables, plus ou moins le résultat d’erreurs, mais que ces défaillances existent chez la partie qui subit la situation n’empêche pas la partie à l’initiative d’avoir conçu son attaque dans l’idée de surprendre l’ennemi. Et il est fort probable que l’on ne puisse jamais supprimer définitivement ni la volonté de surprendre ni les failles dans une posture et un dispositif qui permet à cette volonté de trouver une concrétisation dans la réalité. Bien sûr, a posteriori, on trouve presque toujours de quoi alimenter l’idée qu’on aurait pu anticiper et c’est sans doute parfois vrai, mais, d’une part, cela n’a plus d’importance une fois que la surprise stratégique a eu lieu et, d’autre part, la réalité est par définition imparfaite. Il vaut mieux avoir toujours à l’esprit qu’aucune posture stratégique ni aucun dispositif de défense n’est infaillible, y compris ceux du plus puissant. C’est en réalité la meilleure manière de se mettre dans les dispositions d’esprit nécessaires à l’évaluation lucide des failles et à la prévention de leur exploitation par un ennemi via l’effet de surprise.
Les grands facteurs structurels qui permettent de comprendre que la surprise est consubstantielle à la guerre, bien que plus ou moins prégnante historiquement, sont au nombre de quatre. Tout d’abord, l’incertitude est inhérente à la réalité du conflit armé, il s’agit ici fondamentalement de la nature de la guerre. La technologie et ses innovations jouent également un rôle central dans la capacité à produire des effets de surprise stratégique par l’emploi de nouveaux moyens comme dans la capacité à s’en défendre, par exemple grâce à l’amélioration des moyens de renseignement. Mais, paradoxalement, l’augmentation de l’information acquise a posé de nouveaux problèmes de traitement, et l’interprétation correcte des informations est une difficulté permanente. Les obstacles de nature politique, organisationnels et bureaucratiques ne sont pas minces non plus. La réorganisation de la « communauté » du renseignement américain après le 11 Septembre en témoigne. Enfin, toutes les croyances, les limitations et les biais cognitifs qui font de la rationalité humaine une rationalité imparfaite se manifestent lors de la survenue de surprises stratégiques.
Accepter l’idée de surprise stratégique est donc accepter que même des États puissants aient parfois des attentes, des connaissances, des représentations, des perceptions en décalage avec la réalité que la surprise révèle. L’effet de la surprise est principalement de neutraliser plus ou moins momentanément la capacité de réaction de la victime, sur les plans psychologique, intellectuel, physique, organisationnel, etc. La surprise est selon les cas exploitée ou non par des actions suivant le premier choc. « Bien qu’elle soit envisageable en théorie, une paralysie totale (à tous les niveaux de conduite de la stratégie, de la tactique à l’échelon politique) et définitive apparaît impossible à réaliser dans la pratique, aussi cette suspension de la dialectique ne saurait – elle être que temporaire : sa durée dépend in fine de la capacité de la victime à se rétablir malgré la poursuite éventuelle des initiatives adverses, et donc de sa résilience aux chocs (7) ». La surprise stratégique n’est ainsi en aucun cas synonyme de défaite. Le plus souvent dans l’histoire, la victime n’en perd pas la guerre, même si elle ne la gagne pas forcément non plus – l’Allemagne nazie a perdu la Seconde Guerre mondiale malgré les offensives de 1940 et de 1941, Pearl Harbor n’a pas conduit à une défaite américaine, Israël a vaincu les armées arabes en 1973, le 11 Septembre n’a aucunement permis à Al-Qaïda de faire s’effondrer la puissance américaine.
Dans une époque marquée par la fin de la bipolarisation et la poursuite de la mondialisation, les rapports de puissance fluidifiés ont sans doute en partie favorisé la survenue de surprises stratégiques, mais la période de la guerre froide n’était pas une norme du système international et la surprise stratégique a toujours été présente dans l’expression du phénomène guerrier. Et l’on pourrait faire l’hypothèse que plus on adhère ou a adhéré à l’idée d’un ordre international d’où la guerre allait progressivement mais inexorablement reculer comme mode de règlement des conflits et à celle d’un univers européen définitivement pacifié, plus l’appréhension des crises qui tendent à montrer que ce n’est pas le cas possède la double dimension de surprise et de remise en question d’une représentation du monde.
Notes
(1) Bruno Tertrais et Olivier Debouzy, « De la surprise stratégique », Commentaire, 2008/4.
(2) Geoffroy Clain, « La surprise stratégique n’existe pas », www.revueconflits.com, 2 décembre 2020.
(3) Corentin Brustlein, « La surprise stratégique », in Stéphane Taillat, Joseph Henrotin et Olivier Schmitt (dir.), Guerre et stratégie, PUF, Paris, 2015, p. 464. Voir également Olivier Zajec, « Les angles morts de la surprise stratégique », Défense & Sécurité Internationale, no 168, novembre – décembre 2023.
(4) Ariel Levite, Intelligence and Strategics Surprises, New York, Columbia University Press, 1987.
(5) Corentin Brustlein, art. cité, p. 465.
(6) Mustapha Benchemane, « Surprise stratégique ou défaillance de l’intelligence stratégique », Revue Défense Nationale, no 800, 2017/5.
(7) Ibid, p. 467.
Légende de la photo en première page : n combattant du FPLP sort d’un tunnel, dans le sud de la bande de Gaza, en mai 2019. (© Anas-Mohammed/Shutterstock)