— Vaste débat…, répond l’officier en souriant une nouvelle fois. Tout d’abord, convenons que détruire un porte – avions n’est pas encore un jeu d’enfant. À partir d’une position connue, il peut se situer en 30 minutes n’importe où dans une zone grande comme le département de l’Essonne, que nous survolons actuellement, ce qui rend un cliché satellitaire rapidement caduc. Il faut ensuite l’identifier avec certitude parmi ses navires d’escorte, voire au milieu d’un trafic commercial dense depuis que la mondialisation a gommé toute ségrégation entre trafic commercial et zone de crise. Enfin, il faut franchir les couches de défense successives qui s’adaptent conformément au théorème immuable du glaive et du bouclier selon lequel l’apparition d’une arme nouvelle est toujours suivie plus ou moins rapidement d’un contre – perfectionnement. C’est pour toutes ces raisons que, paradoxalement, les pays aujourd’hui à la pointe de la recherche dans le domaine des armes « carrier-killer » sont aussi ceux qui redoublent d’efforts pour construire de nouveaux porte-avions (1). Drôle d’acharnement pour un concept périmé !
— Bien, admettons ! dit le conseiller. Mais vous reconnaissez qu’il est vulnérable ?
— Bien sûr ! Quelle arme ne l’est pas ? rétorque l’officier. En tant que commandant de sous – marin, j’ai eu plusieurs fois à l’exercice le porte – avions français dans l’œilleton de mon périscope, en portée de torpille. Et alors ? Que l’arme qui n’est pas vulnérable lui décoche le premier trait ! Plus sérieusement, la véritable question est à mon avis de savoir si les avantages opérationnels l’emportent sur les vulnérabilités. On dit souvent que le cuirassé est mort parce qu’il était vulnérable. C’est faux : il a d’ailleurs été remplacé par le porte – avions, qui était beaucoup plus vulnérable. Mais le cuirassé est mort parce qu’il était devenu beaucoup moins capable que le porte-avions d’infliger des dommages à l’ennemi. Or vous m’accorderez qu’un GAN centré autour d’un porte – avions reste encore aujourd’hui un formidable coup de poing pour emporter la décision dans les espaces aéromaritimes, et bien au – delà. C’est en l’oubliant que l’US Navy envoya à la ferraille sa flotte de flat decks à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avant de se raviser après la Corée et le Vietnam pour lancer la construction des géants nucléaires qui firent régner la pax americana sur tous les océans. C’est aussi en l’oubliant que la Royal Navy décida de remiser ses porte – aéronefs pour se raviser aussitôt lorsque la guerre des Malouines éclata quelques mois plus tard (2) ; ce conflit n’aurait pas connu la même issue sans l’action décisive des chasseurs embarqués Harrier.
— Faire appel à l’histoire est une solution facile qui gomme en partie les effets du progrès technologique, grommelle le conseiller… Aujourd’hui, l’autonomie et donc le rayon d’action des avions basés à terre n’ont plus rien à voir avec ceux de la guerre des Malouines.
— En effet, reconnaît l’officier, mais, quelle que soit la portée des appareils, reconnaissez au moins que la géographie des conflits n’offre pas toujours un accès facile aux bases aériennes terrestres : en Corée, aux Malouines ou à Grenade, seuls les porte – avions purent apporter un appui aérien continu jusqu’à ce qu’une opération amphibie permette de prendre appui à terre. Quand des bases aériennes sont disponibles, l’accord des pays voisins reste nécessaire : en 1986, la France, l’Espagne et l’Italie refusèrent aux appareils américains basés en Grande – Bretagne l’autorisation de survoler leur territoire pour effectuer des frappes en Libye. En 1996, la Turquie et l’Arabie saoudite refusèrent l’usage de leurs bases à l’aviation américano – britannique pour mener des frappes contre l’Irak. Enfin, lorsqu’elles sont utilisables, les bases aériennes doivent être protégées : les porte – avions français furent ainsi utilisés pour défendre l’indépendance de Djibouti en 1977, car les MiG somaliens pouvaient fondre sur la base aérienne d’Ambouli en quelques minutes de vol, et je ne parle même pas des ravages causés par le Vietminh sur les aéronefs américains basés à terre au Vietnam.
— Étonnante coïncidence, le coupe le conseiller qui vient de consulter son téléphone sécurisé. Notre ambassadeur à l’OTAN m’indique à l’instant que le courant électrique vient d’être coupé sur la base aérienne d’Incirlik, compliquant les vols des appareils américains qui y sont stationnés.
Après avoir accepté une tasse de thé proposée par le steward en uniforme de l’armée de l’Air, une habitude contractée lors de ses affectations diplomatiques au Moyen – Orient, le diplomate se laisse absorber quelques minutes par la contemplation du tapis de nuages que survole désormais le Falcon, tandis que l’officier trempe ses lèvres dans un café noir. Le conseiller reprend :
— Votre argumentaire est bien rodé, et ce n’est pas la première fois que je l’entends. Mais s’il vise à démontrer la pertinence du porte – avions, je suis de mon côté convaincu que la question est plus large : il s’agit de savoir si le porte – avions…
— … le groupe aéronaval… l’interrompt l’officier en souriant.
— Si vous voulez ! reprend le conseiller, une pointe d’agacement dans la voix. La question est de savoir s’il est capable d’évoluer pour s’adapter aux mutations de la conflictualité, surtout quand on sait qu’il faut plus d’une dizaine d’années pour le bâtir, tandis que la guerre évolue aujourd’hui à la vitesse d’un « clic » sur Instagram. Vos monstres d’acier conçus il y a 20 ans et construits il y a 10 ans sont-ils assez versatiles pour faire face aux nouvelles menaces ?
La question posée mérite quelques minutes de réflexion. L’officier lève les yeux de son café pour regarder fixement le conseiller, avant de reprendre la parole :
— Je pourrais chercher à vous démontrer qu’un GAN constitué autour du porte-avions est l’outil parfait sur l’échelle qui s’étend de la gestion de crise à la guerre navale de haute intensité grâce à ses nombreuses capacités, que vous connaissez : son autonomie, sa mobilité, sa puissance de feu… Mais je vous propose de substituer à cette approche capacitaire une approche finalitaire qui me paraît plus vertueuse : quel est le but poursuivi par une force navale, au fond ?
— Vaste sujet… admet le conseiller en se reculant dans son fauteuil.