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De la trirème au porte-avions : l’évolution du rôle du groupe aéronaval. Disquisition en mer Égée

— Vous savez mieux que moi que l’histoire du monde est ponctuée à intervalles réguliers de poussées hégémoniques : une nation ou un groupe politique assoiffé d’ambition, généralement nationaliste et militariste, cherche alors à dominer ses voisins à une large échelle.

— Toute ressemblance avec une situation existante est probablement fortuite ? ironise le conseiller.

— En effet, grimace l’officier avant de reprendre. Aujourd’hui et pour les années à venir, je crois que l’objectif principal de la puissance maritime est de s’opposer aux appétits impérialistes de ce « perturbateur » en jugulant son rayonnement vers l’océan : c’est le choc séculaire de la puissance tellurique et de la puissance océanique, qui s’est vérifié à l’époque de Périclès, de Gengis Khan, de Louis XIV, durant les guerres de la Révolution et de l’Empire, en Crimée, pendant les deux guerres mondiales et en Corée. Presque chaque fois, le « Lion » a fini par se heurter au « Requin », qui a pris ou repris la maîtrise de la mer avant de noyer la puissance continentale sous ses assauts amphibies, à Torres Vedras, à Omaha Beach, à Guadalcanal ou à Incheon.

— Votre fable un peu manichéenne me rappelle les concepts de Mackinder ou de Spykman.

— C’est juste. En l’occurrence, cette théorie a été énoncée par l’amiral Raoul Castex en 1935. Elle est certes un peu simpliste, mais son principal intérêt est de l’assortir d’une série de critères que la puissance navale doit respecter pour réussir à contrer le « Lion ». Le premier critère, prophétique, est de parvenir à mobiliser tous les milieux et tous les champs contre le perturbateur (3) : la mer, mais aussi l’air, et tous ceux qui étaient alors inconnus de Castex : l’espace, le domaine électromagnétique, le cyberespace, l’espace informationnel… Aujourd’hui, il ne suffit plus d’être la puissance de la mer pour gagner, il faut être celle de tous les espaces fluides pour envelopper le perturbateur d’une alchimie d’actions « multimilieux/multichamps » afin d’agir comme diviseur ou multiplicateur de la puissance terrestre qui décide in fine du sort des conflits (4). Castex avait en quelque sorte anticipé ce que les Américains appellent aujourd’hui l’Integrated All-Domain Naval Power (5). Dans ce contexte, la pertinence et la force du GAN seront fonction de la largeur du spectre d’actions qu’il sera apte à couvrir, des grands fonds marins à l’espace. Le cuirassé s’est d’ailleurs effacé du combat naval lorsqu’il n’a plus été capable d’intégrer le milieu aérien, après avoir tenté de résister par l’adjonction d’hydravions ou d’appareils à décollage vertical (6). Le GAN devra donc impérativement accroître ses capacités d’action dans les domaines cyber, électromagnétique et spatial pour rester ce système de combat complet, l’un des seuls capables de concourir simultanément à toutes les fonctions stratégiques.

— C’est un véritable croiseur inter-
stellaire de Star Wars que vous me décrivez là… sourit le conseiller. Je reconnais avoir été surpris en apprenant que le premier tir antisatellite américain réel avait été effectué par un navire de l’US Navy (7).

— En effet ! Certains de nos navires disposent déjà de capteurs permettant de détecter des missiles balistiques ou des satellites dans l’espace, et devront y ajouter des capacités d’action. J’en viens ainsi au deuxième critère, qui est la flexibilité. Castex remarque d’une part que le perturbateur privilégie historiquement des modes d’action navals hétérodoxes – guerre de course, flottille de Boulogne, guerre sous-marine… (8) – qui forcent ses adversaires à s’adapter rapidement pour organiser une riposte idoine. D’autre part, il constate que le perturbateur est un « gaffeur » qui finit toujours par commettre des fautes militaires que ses adversaires doivent savoir exploiter sans délai (9). Pour répondre à ces deux défis, le GAN est contraint à une adaptation continue, et c’est justement là l’une de ses grandes forces : il est darwinien de naissance, car c’est une grande boîte de LEGO® capable de délivrer une variété presque infinie d’effets en adaptant la composition du groupe aérien ou de l’escorte du porte – avions. Celui – ci dispose ainsi nativement des infrastructures aériennes, de l’espace et de la puissance électrique permettant d’accueillir des drones, des armes à énergie dirigée ou encore des data hubs, et de la puissance de calcul pour intégrer d’autres senseurs ou d’autres armes. Par ailleurs, le GAN est un modèle du phénomène de « marsupialisation » (10), qui consiste à accorder davantage d’importance aux effecteurs qu’à la plateforme support : les drones aériens ou sous-marins, les armes guidées ou les embarcations pilotées de surface ou sous – marines qu’il est susceptible de mettre en œuvre démultiplient largement les capacités intrinsèques des plateformes. Finalement, le « dinosaure à pont plat » est toujours pertinent parce qu’il n’a cessé de s’adapter au cours des cent ans de son existence : taillé pour le combat naval lors de la Seconde Guerre mondiale, il est devenu expert en projection de puissance avec le Vietnam et la Corée, puis a été le capital ship de la maîtrise des mers durant la guerre froide, avant de retrouver le combat aéroterrestre lors de la guerre du Golfe. Dans les années 2000, il a été un acteur majeur de la projection de puissance vers la terre, dans des espaces peu militarisés comme l’Afghanistan, l’Irak et la Libye. Aujourd’hui, alors que les espaces maritimes redeviennent le théâtre d’une compétition croissante où s’aiguisent les appétits de suprématie, le GAN renoue avec le combat de haute intensité en mer. Mais n’oublions pas qu’il a aussi servi à bien d’autres tâches : opérations humanitaires (11), évacuation de ressortissants (12), protection du trafic commercial (13), voire soutien aux exportations (14) ou même transport d’aéronefs (15).

— Je me souviens qu’en 2015, alors ambassadeur de France, j’avais reçu le porte-avions en escale lors de son déploiement consécutif aux attentats du 13 novembre. Cela nous avait ouvert des facilités américaines en Afrique et une piste de dialogue avec les Russes. Le chef du groupe aéronaval français avait même pris le commandement de la Task Force 50 américaine : un beau bilan diplomatique…

— Le troisième critère, justement, est l’interopérabilité, un mot barbare pour désigner la capacité à agir en coalition. Castex remarque en effet que les nations maritimes s’allient en général pour être en mesure de s’opposer au perturbateur, et que ces alliances, souvent balbutiantes à leurs débuts, doivent rapidement se hisser au niveau de l’assaillant (16). À cet égard, le GAN est un formidable agrégateur de moyens alliés grâce à ses moyens de combat collaboratif (17), à son état – major embarqué, mais aussi et surtout grâce à la nature du combat naval qui accorde un avantage à la « liaison des armes » (18). Il permet de « coudre ensemble » des forces multinationales, comme le recommandait MacDonald à la bataille de Wagram. C’est ce que l’on appelle le « plug and fight ».

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