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Biden/Trump : le choix de l’Amérique face à Janus. Regarder vers l’intérieur ou vers l’extérieur ?

Alors que la guerre froide commençait à se cristalliser en 1947, le sénateur Arthur Vandenberg, en tant que président de la commission des Affaires étrangères du Sénat américain, proposa ce qui allait devenir un aphorisme célèbre : « La politique s’arrête au bord de l’eau ». Les débats et les contestations qui caractérisent la politique intérieure ne devraient pas avoir leur place, a-t-il insisté, lorsqu’il s’agit de l’effort national de lutte contre la propagation du communisme. Le consensus doit régir les valeurs, les stratégies et les politiques étrangères. Au cours des décennies suivantes, les divergences politiques entre les présidents américains et le corps législatif se sont concrétisées, et des différences notables sont apparues dans la grande stratégie des États-Unis pendant la guerre froide (1). Mais ces divergences ont existé dans le cadre de paramètres stricts, sous l’égide de l’« endiguement » de l’Union soviétique (2). Les objectifs de la politique étrangère étaient bien définis, et les éléments de continuité étaient plus marqués que les changements.

L’Amérique post-guerre froide et l’érosion du consensus

Les distinctions dans l’approche de l’Amérique quant à son engagement dans le monde sont devenues de plus en plus évidentes d’une présidence à l’autre. Le néoconservatisme de George W. Bush, qui mettait l’accent sur la construction d’une nation en Afghanistan et en Irak avec une « coalition de volontaires », contrastait avec le mélange mercurien de multilatéralisme et de repli sur soi de Barack Obama. Les deux différant considérablement de la combinaison grandiloquente et souvent volatile d’unilatéralisme et d’isolationnisme de la présidence de Donald Trump. 

Mais aujourd’hui, le processus a franchi une nouvelle étape : la polarisation et le populisme caractéristiques de la politique intérieure américaine se sont résolument infiltrés dans le domaine de la grande stratégie et de la politique étrangère, tant entre les partis démocrate et républicain qu’en leur sein. Les élus républicains du Congrès, par exemple, se sont divisés à peu près également sur la poursuite de l’aide américaine à l’Ukraine. De même, les démocrates du Congrès soutiennent majoritairement la poursuite de l’aide militaire à Israël, mais les membres du caucus progressiste s’y opposent avec véhémence. Leurs partisans ont refusé de soutenir la réélection de Biden lorsqu’on leur a demandé de voter lors des primaires démocrates des États, laissant entendre qu’ils ne voteraient peut-être pas pour lui lors de l’élection présidentielle de novembre (3). En résumé, les forces centrifuges qui ont englouti l’Amérique intérieure ont maintenant fait de même dans sa politique étrangère. 

Continuité et changement : de Trump à Biden 

Il est certain que les éléments de continuité entre Obama, Trump et maintenant Biden ont été plus nombreux qu’on ne l’a généralement reconnu (4). Les exemples sont nombreux. La Chine a été le principal « concurrent » de chacun d’entre eux, le recours aux sanctions économiques a augmenté et reste à des niveaux sans précédent dans l’histoire, et aucun d’entre eux n’a pu éviter de se retrouver dans le bourbier américain de la politique moyen-orientale. Après avoir qualifié l’Arabie saoudite de paria et Mohammed ben Salmane de « voyou » lorsqu’il était candidat à la présidence, Biden, comme Trump, a rendu visite au prince héritier saoudien une fois entré en fonction. Et chacun, malgré la rhétorique dure de Trump, a maintenu le soutien américain à l’OTAN.

Bien sûr, il y a eu des différences importantes. En effet, c’est Joe Biden, et non ses prédécesseurs, qui a mis en œuvre leur objectif commun de retrait d’Afghanistan. C’est lui qui, en annonçant que « l’Amérique est de retour », a réintégré l’OMS et l’accord de Paris et a soutenu sans réserve l’OTAN. Biden a soutenu Israël dans une mesure sans précédent et s’est allié à ses partenaires pour contrecarrer les missiles iraniens. Il est vrai que Trump aurait pu faire la même chose s’il avait été au pouvoir, étant donné que lui-même, le parti républicain et ses électeurs, restent de fervents défenseurs d’Israël. Toutefois, il est peu probable que Donald Trump aurait tenté de négocier un accord de paix, comme l’a fait le secrétaire d’État Antony Blinken.

L’enjeu du second mandat

Mais ces deux éléments — continuité et fragmentation — sont peut-être sur le point de prendre fin. Les élections américaines ne sont généralement pas déterminées par des questions de politique étrangère (5), pourtant ces élections ont eu d’énormes répercussions sur la politique étrangère dans la période de l’après-guerre froide. Il est peu probable qu’Al Gore aurait envahi l’Irak ou que Donald Trump aurait soutenu les efforts de l’Ukraine dans la même mesure que Joe Biden. De plus, les présidents, au cours de leur deuxième et dernier mandat, sont plus enclins à abandonner les préoccupations relatives aux implications politiques de leurs décisions au profit de leurs propres préférences. En outre, n’ayant jamais exercé de fonction publique auparavant, Trump est arrivé à la présidence en 2016 avec la conviction erronée que son poste ressemblait à celui d’un PDG d’une entreprise familiale, c’est-à-dire qu’il ferait des déclarations et qu’elles seraient mises en œuvre. Il pensait que la nomination de hauts responsables militaires à des postes politiques, « mes généraux » comme il les appelait, consoliderait ce processus (6).

Cette fois-ci, ce dernier en sait plus. Il a en effet tiré une leçon importante de son expérience en tant que président : les déclarations seules ne donnent pas grand-chose en matière de politique. Contrairement à 2016, où Trump a fait campagne sans se préparer à remporter l’élection présidentielle, lui et son entourage se sont soigneusement préparés à une éventuelle seconde présidence, en visualisant ce que sa présidence impliquerait, et en recrutant un ensemble de personnes qui mettront en œuvre ses politiques. Dans un document de plus de 800 pages intitulé « Mandate for Leadership 2025 : The Conservative Promise », le « projet de transition présidentielle » préparé par [le think tank conservateur] Heritage Foundation expose une vision encyclopédique de ce à quoi ressemblera une seconde présidence Trump (7). Concernant son futur mandat, il apparait clairement que ses convictions n’ont fait que se renforcer.

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