Une attention particulière a par ailleurs été portée à la protection passive. En plus d’une batterie complète de leurres, la coque a été renforcée. Les centres décisionnels, à l’exception de la passerelle et du contrôle direct des appontages, sont positionnés dans la coque et non plus dans l’îlot. Les zones de stockage de carburant et de munitions bénéficient également d’un blindage plus important que par le passé. Le bâtiment est par ailleurs apte à opérer en environnement NBC (nucléaire, biologique, chimique). Surtout, qu’il s’agisse d’aviation, de munitions ou encore de systèmes susceptibles d’être installés à l’avenir, par sa conception même, le bâtiment « offre des volumes ». L’accent a été mis sur l’utilisation de matériaux légers : les éviers, par exemple, ne comportent pas de métal. L’ensemble des gains de masse obtenus – construction du navire, catapultes et réacteurs – se traduisent par une réserve d’environ 20 000 t. L’adaptabilité dans le temps du Ford est donc assurée, là où les marges d’évolution des Nimitz sont aujourd’hui très réduites. De plus, l’usage du système CATIA a également permis de penser les espaces de manière modulaire, de façon à faciliter l’installation de nouveaux équipements et systèmes sans avoir à effectuer trop de manipulations internes.
Le cheval de bataille de la Navy
Les avancées promises par les Ford ont un coût : en plus de 4,7 milliards de dollars de R&D sur l’ensemble de la classe, le prix de la première unité a dépassé 13,316 milliards de dollars (valeur 2023), soit 2,4 milliards de plus que prévu initialement. Comparativement, le Kennedy doit coûter 12,7 milliards et l’Enterprise 12,812 (valeur de l’année d’achat). Il faut y ajouter celui des modernisations, adaptations et évolutions diverses des systèmes. En ce sens, si la classe fait encore face à une série de problèmes qui affectent directement son utilité comme ses performances opérationnelles, le rythme des admissions (les prochaines interviendront en 2025, 2028 et 2032) laisse une marge de manœuvre importante pour la résolution de problèmes. Aucun des systèmes posant actuellement un problème – catapultes, brins d’arrêt, déflecteurs, radars – ne semble pas fondamentalement vicié.
D’autres questions restent en suspens. La première touche aux structures de force. En décembre 2016, la Navy entendait continuer à disposer de 12 porte-avions, mais, à ce moment-là, elle ne n’avait plus que les dix Nimitz. Le Ford, officiellement opérationnel, est surtout dans la phase de poursuite de mise au point où il joue un rôle de prototype – quoique ayant été engagé en mission en Méditerranée, en octobre 2023, sans qu’il soit basculé ensuite vers la mer Rouge et le golfe d’Aden. La Navy dispose donc officiellement de 11 porte-avions, un chiffre appelé à se stabiliser. En effet, le Kennedy arriverait en 2025 (12 unités à ce moment), mais le Nimitz quittera le service en 2026 (11 unités), puis l’Eisenhower en 2027 (10 unités), tandis que l’Enterprise entrera en service en 2028 (11 unités). Si le chiffre de 12 bâtiments était atteint, ce ne serait alors que dans les années 2030… avant que la flotte ne retombe à 10 unités vers la fin des années 2050, lorsque le dixième Ford sera entré en service et que le G. H. Bush aura dépassé les 40 ans de carrière…
Reste également l’option d’une prolongation des Nimitz. En mai 2023, elle était ouvertement étudiée pour l’Eisenhower ; mais elle n’a rien de certain. La plus grande inconnue est celle des niveaux d’épuisement des chargements en uranium des réacteurs. Les Nimitz ont été conçus pour des durées de vie de 50 ans, avec un remplacement des éléments combustibles à mi-vie, et les épuisements sont variables d’un bâtiment à l’autre. Au-delà, dès le début des années 2040, il faudra sans doute aussi lancer la conception d’une nouvelle classe, dont la première unité pourrait entrer en service à la fin des années 2050. Sans elle, la flotte sera condamnée à rester limitée à dix grands porte-avions, sachant que le Ford quitterait à son tour le service entre 2067 et 2070.
La deuxième question problématique pour l’US Navy est celle du groupe aérien embarqué et de sa composition. Certes, ses EA‑6B ont été remplacés par les EA‑18G Growler et les E‑2D Advanced Hawkeye remplacent les E‑2C, mais des interrogations subsistent autour des capacités de combat, articulées autour des Super Hornet et des F‑35C. La capacité opérationnelle initiale de ces derniers a été prononcée en février 2019, mais l’annonce a été critiquée par plusieurs analystes pour manquer de réalisme. Par ailleurs, les problèmes de structure des appareils tout comme ceux du système de gestion logistique réduisent non seulement l’opérationnalité, mais aussi le potentiel d’un certain nombre d’entre eux. En février 2023, le Congressional Budget Office indiquait ainsi que la disponibilité du F‑35C était de l’ordre des 58 %, en amélioration – mais toujours tirée vers le bas du fait d’un manque de pièces détachées. Au demeurant, la Navy ne s’est pas montrée particulièrement enthousiasmée par l’appareil, limitant ses commandes durant la décennie 2010-2020 ; et sachant que 273 machines sont attendues à terme, en plus de 80 F‑35C des Marines, également susceptibles d’être embarqués sur porte-avions.
Jusque dans les années 2020, la Navy s’est concentrée sur l’achat de Super Hornet ; 698 auront été achetés en 30 ans et les derniers commandés remplacent les premiers entrés en service en 2001, qui ont atteint leur fin de potentiel. Concrètement, la dernière commande, de huit appareils, sera passée durant l’année fiscale 2023, avec une fermeture de la chaîne de montage en 2025, Boeing estimant que les volumes de commandes de la Navy – la dernière de taille était de 78 Block III en 2019 – ne justifiaient plus son maintien. Une partie des appareils va également subir une modernisation à mi-vie, qui permettra d’allonger de 4 000 heures de vol leur potentiel initial de 9 000 heures, tout en faisant passer les appareils du Block II au Block III. Ce programme devrait se poursuivre jusqu’en 2033.