La violence d’extrême droite est la principale menace interne à laquelle font face les États-Unis. Elle est responsable de 76 % de tous les homicides menés par des extrémistes entre 2009 et 2019 alors que les islamistes comptent pour 20 % et les nationalistes afro-américains pour 3 % (5). L’extrême droite radicale actuelle est le produit des années 1990, durant lesquelles les courants fondamentalistes chrétiens et suprémacistes se sont rapprochés grâce à leur opposition au gouvernement fédéral qu’ils considèrent comme l’outil d’un ordre nouveau. Cette vision et surtout le besoin de passer à l’action sont renforcés par les sièges de Ruby Ridge (1992) et de Waco (1993). Ces deux événements opposent des agents fédéraux à des extrémistes armés et se terminent dans la violence. Pour plusieurs à droite, ces drames ne sont que le début du processus de désarmement de la population par le gouvernement avant d’imposer l’Ordre nouveau. Décidé à venger les assiégés de Waco, Timothy McVeigh, un vétéran de la première guerre du Golfe (1991), tue 168 personnes et fait plus de 500 blessés à Oklahoma City en faisant exploser le bâtiment où elles se trouvent sous prétexte que celui-ci abrite des agences fédérales. Après son arrestation, les autorités trouvent des extraits soulignés du roman de William Luther Pierce (Andrew Macdonald), The Turner Diaries (1978) expliquant comment provoquer une « guerre raciale » en s’en prenant à des institutions fédérales et des individus influents, notamment en utilisant des bombes faites à partir d’engrais agricoles comme celle utilisée par McVeigh (6). Encore aujourd’hui, ce roman est pratiquement une bible pour les radicaux d’extrême droite.
Contrairement aux intentions de l’auteur, l’attentat de 1995 soude l’opinion publique contre l’extrême droite et provoque une forte répression contre les groupes et milices qui la composent. Affaiblie et plus ou moins unie par la guerre au terrorisme lancée à partir de 2001, l’extrême droite se réorganise et s’agite à la veille de l’élection de Barack Obama, premier Afro-Américain à la Maison-Blanche, symbole de l’avènement de l’Ordre nouveau. L’extrême droite des années 2000, comme celle des années 1990, considère le gouvernement fédéral comme une institution aux mains d’une kabbale dont la composition varie en fonction du moment, des orientations idéologiques et religieuses. Cette kabbale servirait des intérêts étrangers, tenterait d’imposer l’athéisme, le multiculturalisme, limiterait les libertés, diluerait le poids des « vrais » Américains, minerait les valeurs fondamentales chrétiennes (7). Un des premiers objectifs du gouvernement serait selon l’extrême droite de limiter l’accès aux armes à feu (AAF), seul moyen de défendre les libertés garanties par la Constitution.
Dès 2008, le département de la Sécurité intérieure considère que l’extrême droite constitue une menace sérieuse à la sécurité des États-Unis, particulièrement parce qu’elle cherche à recruter des vétérans et des membres actifs des forces de l’ordre (8). L’extrême droite se distingue en effet par ses idées extrémistes et la radicalité de certains groupes qui s’exprime par le désir d’imposer ces idées aux autres quitte à utiliser la violence (9).
L’extrême droite 2.0 : vers un renversement de l’ordre en place ?
Désormais, l’extrême droite discute, s’organise, se mobilise et diffuse ses idées à partir des réseaux sociaux. Ses leaders décident autour de l’élection de 2008 de passer du clavier à la réalité en organisant des rassemblements et des événements. Il s’agit pour eux de s’insérer dans la discussion nationale et ainsi de diffuser leurs idées sur différents sujets, notamment l’immigration, le déclin de l’Occident, les attaques contre la masculinité, le suprémacisme blanc. Plusieurs amènent littéralement la question des AAF sur la place publique. En 2014, lors d’émeutes à Ferguson au Missouri suite à la mort d’un jeune afro-américain aux mains d’un policier, des membres des Oath Keepers se présentent armés de fusils d’assaut et vêtus de gilets pare-balles pour assurer l’ordre, disent-ils (10). Cette expérience est répétée à plusieurs reprises jusqu’en 2020. En 2014, des miliciens armés jusqu’aux dents repoussent des agents fédéraux venus saisir le bétail d’un éleveur du Nevada refusant de payer ses impôts (11). En 2020, toujours armés de fusils d’assaut et vêtus de gilets pare-balles, des hommes occupent plusieurs capitoles d’État comme celui de Lansing au Michigan. Profitant de lois permissives quant au port d’AAF, ces miliciens affirment défendre la Constitution et les libertés du peuple contre un gouvernement tyrannique, particulièrement le droit de porter des AAF défendu par le deuxième amendement. Ceux-ci se considèrent les héritiers des pères fondateurs et veulent provoquer une révolution. Le 6 janvier 2021, alors qu’ils enfoncent la porte ouest du Capitole à Washington, des émeutiers crient aux policiers « 1776, motherfuckers ! ».
Toujours inspirés par un cocktail de courants fondamentalistes, suprémacistes et antigouvernement, les militants d’extrême droite partagent le projet de renverser l’ordre politique américain. Certains groupes comme les Boogaloo Bois, qui se distinguent par les chemises hawaïennes qu’ils portent sous leurs gilets pare-balles, sont des accélérationnistes qui tentent de provoquer l’effondrement du système par la violence. D’autres comme les Oath Keepers veulent plutôt convaincre les forces de l’ordre de se joindre à leur croisade et organisent les affrontements plus soigneusement. En janvier 2021, ces derniers et leur chef, le vétéran Stewart Rhodes, équipés de moyens de communication sophistiqués, suivaient et coordonnaient l’assaut sur le Capitole. Ils avaient avec eux une réserve d’armes et d’autres équipements tactiques préalablement apportés au motel où ils logeaient en banlieue de la capitale. Ceux-ci étaient prêts à soutenir les émeutiers et potentiels mutins convaincus par l’événement ou encore à répondre à une demande présidentielle allant en ce sens.
Du « loup solitaire » aux « entrepreneurs ethniques »
Trop souvent, les actes violents menés par l’extrême droite sont présentés comme le fait d’individus isolés, des « loups solitaires ». Malgré la décentralisation de l’extrême droite, la multiplication des groupes et variantes idéologiques, ceux-ci, comme les citoyens souverains par exemple, partagent une idéologie antigouvernementale, des méthodes et objectifs communs. Ces convictions et moyens d’action sont relayées via Internet, les réseaux sociaux, les médias qui couvrent les tragédies et explosions de violence. Les perpétrateurs font eux-mêmes la promotion de leur cause comme le tueur de Buffalo en 2022 qui indique ses convictions suprémacistes en ligne et sur son arme. Rarement seuls, les « loups solitaires » se radicalisent en ligne au contact des autres membres de l’extrême droite (12).
Ceux que l’on surnomme les hacktivistes utilisent des méthodes de recrutement rappelant celles de Daech et autres groupes du même acabit. Souvent par ce qu’ils considèrent comme de l’humour ou de l’ironie, ils tirent parti des algorithmes de certains médias sociaux pour joindre et convaincre ceux qu’ils désignent comme les normies en les exposant à du matériel toujours plus radical, des théories du complot ou des événements fictifs (13). Autrefois relégués à la marge, ces discours sont aujourd’hui parfois repris par les médias traditionnels comme Fox News, particulièrement lorsqu’un élu s’en fait le porte-parole, Donald Trump étant l’exemple le plus spectaculaire. La répétition d’idées suprémacistes, fondamentalistes et antigouvernementales à des fins mercantiles et politiques accentue à long terme la polarisation et mine le consensus national, tout sujet devenant une question identitaire pouvant déraper. Dans un essai pour le moins alarmiste, le journaliste Stephen March imagine comment un affrontement au sujet d’un pont dont la couverture médiatique couplée à la polarisation politique dégénère en crise nationale (14). Malgré la décentralisation de l’extrême droite américaine et les nombreux conflits internes qui la traversent, il faut considérer chaque explosion de violence comme faisant partie d’un agenda à long terme, le tout lié par l’action, la rhétorique, relayé par les médias. À long terme, ceux-ci divisent la société et minent la crédibilité des autorités soit en provoquant de fortes réactions contre une faction, soit en montrant son impuissance.
Selon la politologue Barbara Walter, la montée « d’entrepreneurs ethniques », des individus et groupes prêts à instrumentaliser et accentuer les différences ethniques et identitaires, est un signe indiquant la création de factions dans un pays (15). Leur objectif est de convaincre leurs supporters de la volonté de l’autre de les détruire et qu’eux seuls peuvent les défendre, une description qui rappelle le discours inaugural de Trump en 2017.