En septembre 2023, la tempête Daniel a rappelé les effets du changement climatique sur un pays peu abordé sur ce sujet, la Libye. Quelle est votre analyse des conséquences de ce dérèglement sur le Moyen-Orient, touché par des événements extrêmes et récurrents comme les sécheresses ? Quel tableau général pouvez-vous dresser ?
Le changement climatique affecte toute la planète, mais ce sont les régions intertropicales et subtropicales qui sont le plus touchées, et particulièrement le Proche-Orient et l’Afrique du Nord. Dans un climat déjà contraint, la moindre dégradation a des effets plus évidents. Le manque d’eau devrait ainsi s’avérer plus prégnant, sans parler des vagues de chaleur plus rapprochées qui, tout en menaçant les vies humaines, accroissent les besoins hydriques pour les cultures. Dans ce contexte, l’insécurité humaine peut se renforcer en raison de l’accès rendu difficile à l’eau potable ou des accidents de production agricole qui fragilisent les paysanneries encore nombreuses en Égypte, au Yémen, en Syrie ou au Maroc.
À rebours de ces pays fragilisés, en particulier sur le plan hydrique, se trouvent les monarchies du Golfe. La rente en hydrocarbures y a permis l’émergence d’États prospères qui ont investi dans les adductions d’eau à partir d’unités de dessalement d’eau de mer. Il n’en demeure pas moins qu’ils sont et seront exposés aux vagues de chaleur, dont les effets sur le corps dans un contexte de forte humidité liée à la proximité du golfe Persique peuvent être lourds de conséquences. Cette source d’inconfort, voire de létalité supplémentaire, liée aux canicules humides, n’est pas l’apanage de ces pays. L’Iran et l’Irak les ont déjà expérimentées. En somme, c’est la question de l’habitabilité qui se pose dans toute cette sous-région du Golfe, et même dans certaines zones du Maghreb.
Si le changement climatique est avéré, ses effets sont et seront décuplés pour des raisons politiques et géopolitiques. La catastrophe qui a affecté la Libye en septembre 2023 n’aurait pas été si grande si l’impéritie politique et le conflit n’avaient pas autant fragilisé les deux barrages qui ont causé tant de destructions. L’exposition au risque est une chose, la vulnérabilité en est une autre. C’est le politique qui peut réduire le passage de l’un à l’autre.
La guerre en Ukraine a déclenché une tempête sur les marchés agricoles. Comment affecte-t-elle la sécurité alimentaire du Maghreb et du Machrek ?
La question de la sécurité alimentaire de ces régions ne date pas de la guerre en Ukraine. De façon récurrente, l’histoire a montré qu’elles étaient sujettes aux instabilités d’origine alimentaire, en sachant que d’autres facteurs interviennent dans ce que l’on appelle des « émeutes de la faim » ou « du pain ». Cette instabilité alimentaire emprunte en partie au fait que le Moyen-Orient est déficitaire en produits agricoles de base, à commencer par le blé si présent dans les rations des habitants de la région.
Pour résoudre cette équation, les États subventionnent les produits importés de sorte à limiter la pression sur les ménages, en particulier les plus pauvres. Remarquons qu’en 2011, au moment des « printemps arabes », tous les régimes ont accru les subventions aux produits de base, croyant éteindre une contestation qui se nourrissait de bien d’autres choses. Cette politique a donc des limites, surtout quand les pouvoirs sont faiblement légitimes. Qui plus est, elle suppose des marges de manœuvre budgétaires, que tous les régimes n’ont pas, surtout quand les prix s’envolent. De même, certains pays sont poussés à les réduire sur injonctions du Fonds monétaire international (FMI) en échange de prêts supplémentaires.
Si l’on revient à la guerre en Ukraine, la région a eu peur d’être emportée dans un « ouragan de famine ». Le blocage des ports ukrainiens qui empêchait l’évacuation des récoles faisait d’autant plus craindre une flambée des prix que leur hausse était déjà en cours pour d’autres raisons liées à la sortie de la crise de la Covid-19. Cette perspective s’est éloignée avec l’accord signé sous l’égide de l’ONU et de la Turquie qui permettait, à partir de juillet 2022, d’évacuer les stocks ukrainiens par bateau. Entre-temps, l’Union européenne (UE) avait établi un corridor terrestre qui atténuait aussi le risque. Finalement, le pire n’est pas arrivé. Du moins pour l’instant… Car la Russie a dénoncé à l’été 2023 l’accord de 2022.
Face à ce risque de flambée, la vulnérabilité varie d’un pays à l’autre. Les monarchies du Golfe peuvent subventionner aisément les produits importés, quand d’autres pays aux situations économiques précaires sont menacés. On pense à la Syrie et au Yémen, qui comptent beaucoup de déplacés dont l’alimentation dépend du Programme alimentaire mondial (PAM), lui-même à la merci des bailleurs de fonds. Dans la même catégorie, on pense à la Tunisie et au Liban, en pleine déliquescence économique et politique, et dont les populations font face à une grande précarité sociale. L’Égypte est également exposée, mais elle compte sur la « rente géopolitique » que lui procure, entre autres, la gestion du canal de Suez et qui lui permet d’attirer des transferts financiers importants.
Selon vous, l’agriculture n’est pas neutre sur le plan de la recherche de la puissance. Comment cette dimension se traduit-elle dans la région ?
On a trop négligé cette activité particulière qu’est l’agriculture dans les études géopolitiques. Au Moyen-Orient, l’histoire montre combien certains États ont aussi pensé leur politique de puissance à cette aune, malgré un contexte contraint en matière de ressources en terres et en eau. Pour faire face au fort accroissement démographique, il s’agissait d’augmenter la productivité agricole afin de se rapprocher au mieux de l’autosuffisance, notamment pour les céréales qui constituaient de loin la base alimentaire. En assurant leur propre approvisionnement en produits de base, les pays de la région cherchaient à s’abstraire le plus possible de toute utilisation de l’arme alimentaire par les fournisseurs. L’Égypte après la révolution en 1952, la Syrie après la prise du pouvoir par le Baas en 1963, l’Arabie saoudite après la guerre du Kippour et le choc pétrolier de 1973, et l’Iran après la révolution islamique de 1979 illustrent en particulier cette recherche d’une « capacité de refuser de faire », un attribut de la puissance fondé sur le développement hydroagricole pour parvenir à l’autosuffisance alimentaire. Aucun d’entre eux ne voulait dépendre de l’aide alimentaire américaine, eu égard à leurs relations plus ou moins tendues avec Washington et avec son allié israélien. Même l’Arabie saoudite, pourtant liée aux États-Unis depuis 1945, décida de s’exonérer de leur food power au moment du choc pétrolier de 1973.