Sur le plan quantitatif, les performances ont certes été au rendez-vous, mais le surcroît de population a souvent absorbé les gains de production. Cela a surtout été le cas pour l’Égypte, le plus grand acheteur de blé au monde (environ 4 millions de tonnes par an). Les autres pays sont parvenus à un niveau d’autosuffisance plus marqué, mais au prix de dégradations environnementales sévères, en particulier la salinisation des sols et le rabattement des nappes. En Syrie, quand se produisit la sécheresse de 2006-2010, dont on a pu dire qu’elle aurait été l’une des causes de la révolution de 2011, les pompages étaient déjà hypothéqués du fait de l’effondrement des nappes tandis que les fleuves s’étaient taris. Quant à l’Arabie saoudite, son pompage coûteux dans les nappes fossiles n’était pas le meilleur usage de son énergie, ce qui la poussa à réorienter ses approvisionnements vers l’extérieur, notamment la location de terres. Cette politique de recherche de puissance par l’autosuffisance a atteint ses limites, à la fois quantitatives – l’objectif est inatteignable – et qualitatives eu égard aux risques environnementaux. Il reste donc pour la plupart la recherche de sécurité en maîtrisant au mieux leurs approvisionnements et en jouant sur les subventions à la consommation.
Ressource vitale, l’eau rencontre de nombreuses crises, notamment pour son accès en agriculture. Pouvez-vous donner quelques exemples de conflits d’irrigation ?
On a beaucoup parlé des « guerres de l’eau », et c’est bien en observant la situation au Moyen-Orient que certains analystes les ont nommées ainsi au tournant du XXe siècle, c’est-à-dire dans un monde postguerre froide où le paradigme idéologique de la conflictualité s’effondrait. Or, si cette expression empruntant au registre martial semble excessive, cette conflictualité hydrique est réelle, et c’est l’irrigation qui en est le principal moteur, car elle représente 80 % des usages de l’eau.
Dans tous les cas, certains pays se trouvent en situation d’hydrohégémonie. Celle-ci n’est pas liée à la localisation géographique sur le bassin, mais au rapport de force. Le pays peut être en amont, comme en Mésopotamie, où la Turquie l’exerce sur l’Euphrate et la partage avec l’Iran sur le Tigre. Mais l’hégémon peut se situer en aval, comme Israël, qui impose une loi hydropolitique aux peuples en amont, les Libanais sur le Hasbani, et les Palestiniens sur les aquifères de Cisjordanie, obligés de sous-utiliser leur eau en agriculture. En aval aussi, l’Égypte sur le Nil s’est érigée en hégémon au détriment du « château d’eau » éthiopien, quoique la situation change avec le Grand Barrage de la Renaissance construit par Addis Abeba. Dans tous ces cas, c’est l’irrigation qui est au cœur. Même sur le Nil, car si ce dernier barrage sert à l’hydroélectricité, c’est l’effet en matière d’usages agricoles qui inquiète surtout l’Égypte, tant son agriculture dépend de l’eau. En l’absence d’accord, que se passera-t-il dans une période de sécheresse en Éthiopie ? Libérera-t-elle de l’eau pour l’aval au risque de menacer sa production d’énergie ?
Il y a aussi à une échelle locale des conflits d’usages. Autrement dit, ceux qui se produisent entre agriculteurs ou entre ceux-ci et l’administration. Dans le sud de l’Irak ou en Iran, ils sont particulièrement intenses depuis quelques années, ces deux pays étant soumis au changement climatique autant qu’au mésusage de la ressource. Et ce sont souvent les paysans qui en pâtissent.
On pourrait aussi parler de la guerre « par » l’eau : on a vu cela en Syrie et en Irak pendant les dernières guerres civiles, et au Liban en 2006, où les ouvrages hydrauliques, particulièrement ceux dévolus à l’irrigation, ont été visés.
Toujours sur l’eau, des réseaux mafieux se sont installés, notamment dans des pays traversant de graves crises, à l’instar de l’Iran. Que pouvez-vous dire sur la situation dans ce pays ?
L’Iran est effectivement exposé au stress hydrique. L’accroissement de la population dans un pays à fortes composantes territoriales arides rend difficile la résolution de l’équation hydrique, particulièrement dans les parties les plus sèches. Et le changement climatique n’arrange rien. Dès 1996, un Bureau national des changements climatiques avait été créé, associant des universitaires et des responsables de l’administration. Cependant, la situation ne s’est pas améliorée. Certes, le changement climatique semble être plus fort qu’envisagé dans cette zone, mais la dégradation de la situation participe aussi de choix politiques du régime à tout le moins aggravants.
L’Iran illustre également la recherche de puissance par l’agriculture. Les tensions avec les États-Unis depuis 1979 ont poussé à la poursuite de cet objectif d’une agriculture autosuffisante orchestrée par une administration, celle du ministère du Djihad de l’Agriculture, dont le nom souligne la portée géopolitique de ses priorités. Eu égard à ce but de renforcement productif, la République islamique s’est dotée d’un ensemble de barrages et d’adductions afin de maximiser l’irrigation, dont une partie est assurée par les pompages dans les nappes où les prélèvements ont explosé depuis la révolution de 1979. Mais à cette priorité politique donnée à l’irrigation s’est ajoutée une corruption à tous les niveaux. D’une part, nombre des barrages édifiés, qui exposent de gros volumes à l’évaporation, l’ont été sans adjudications publiques ni études scientifiques. D’autre part, beaucoup de forages ont été pratiqués en toute illégalité. Tout cela tend à montrer que l’Iran est plus un « État-force », qui se nourrit de prébende et de clientélisme, qu’un État fort qui se ressource à la légitimité électorale. S’ajoute enfin le fait que des régions se voient privées de l’eau qui circule sur leur sol pour l’amener vers des territoires plus proches du régime. C’est ce qui se passe dans la province arabe du Khouzistan, où le Karoun est détourné pour amener son eau vers l’est.