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La terre, l’eau, le pain : un autre regard sur la géopolitique du Moyen-Orient

La géographie, ou plus précisément l’accès à la terre, est un facteur clé au Moyen-Orient. Dans quelle mesure la terre est-elle un moteur de l’histoire politique ? En quoi la vie politique s’est-elle construite en résonance avec le milieu paysan ?

S’il y a un invariant de l’instabilité politique dans l’histoire contemporaine, c’est bien l’accès à la terre. On a beaucoup parlé des « émeutes de la faim », soit des révoltes frumentaires. Mais combien de séquences politiques se sont nourries d’un accès inégalitaire à la terre, particulièrement quand le monde rural prévalait encore ? Cela concerne aussi le Machrek et le Maghreb. Moult exemples pourraient être développés ici. Nous nous contenterons de quelques rappels : la révolution de 1952 en Égypte s’est produite dans un contexte social de grande pauvreté rurale sur fond de concentration foncière dans le pays. De son côté, le parti Baas en Syrie a vite évolué vers des positions agrariennes pour faire écho au mal-être dans les campagnes où les paysans étaient privés de la terre. Dans ces deux pays, les réformes ont d’ailleurs servi aux nouveaux pouvoirs pour reconstruire une société libérée des grands propriétaires tout en faisant des paysans des alliés de la politique d’autosuffisance. En Irak, après 1958, on peut faire la même lecture, même si l’évolution vers la rente pétrolière a atténué la coloration paysanne du Baas local.

En revanche, là où il n’y a pas eu de pouvoir agrarien, on n’a pas moins assisté à des phénomènes agropolitiques. Au Liban, ce sont les paysans sans terre et leurs fils qui ont constitué le bataillon des déshérités de la Bekaa et du Sud, dont certains ont rejoint le Hezbollah après sa création en 1982. En Turquie, le nationalisme marxiste du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a trouvé un fort écho auprès des paysans kurdes d’Anatolie privés de la terre. En Palestine, au moins avant 1948, si le Fonds national juif a pu acheter des terres, c’est parce que la grande propriété existait : ce sont de grands propriétaires absentéistes de Syrie et du Liban qui les leur ont vendues. En 1948 puis en 1967, c’est par la force qu’Israël les a ensuite dépossédés. En Iran, la révolution de 1979 s’est appuyée sur les paysans « dépaysannés », qui n’ont pas bénéficié, eux et leurs enfants, de la réforme agraire du début des années 1960. Pour finir, la Jordanie offre un contre-exemple en soutien de la démonstration : la distribution de la terre par les Britanniques et la moindre présence de la grande propriété ne sont pas sans lien avec la stabilité du pays.

Tout cela n’est pas que de l’histoire ancienne. On l’a vu au moment des « printemps arabes » où des paysans ont réinvesti les terres que le président égyptien Hosni Moubarak (1981-2011) leur avait reprises pour les redonner à leurs anciens propriétaires, dans le cadre d’une contre-réforme agraire à la fin du XXe siècle.

En quoi la dimension territoriale de l’agriculture résonne-t-elle avec les priorités géopolitiques des pouvoirs en place ?

Si une activité couvre beaucoup du territoire habité, c’est bien l’agriculture. Non seulement sa fonction productive n’est pas neutre en termes géopolitiques, mais sa fonction aménagiste ne l’est pas non plus. Le conflit israélo-palestinien est la quintessence de cette dimension « territorialisante » de l’agriculture. Quand on reprend le dispositif du déploiement du Yishouv avant 1948, ce sont bien les kibboutzim qui ont permis cette première emprise territoriale en Palestine. Il en a été de même dans la foulée de la guerre de 1948, lorsque les paysans palestiniens avaient été particulièrement ciblés en tant que gardiens de la terre et donc du territoire. Enfin, durant la guerre des Six Jours de 1967, ce sont des kibboutzim qui ont jalonné la vallée du Jourdain vidée de ses paysans.

Cette capacité « territorialisante » de l’agriculture a été aussi utilisée par les États nationalistes de Syrie et d’Irak dans leur contrôle des zones kurdes. Après avoir repris des terres aux grands propriétaires kurdes dans le cadre des réformes agraires des années 1950 et 1960, les régimes autoritaires les ont distribuées à des paysans arabes venus d’autres régions, certes pour un bénéfice assez maigre, car les volontaires ne se sont pas précipités.

En Égypte, qui depuis la révolution de 1952 n’a de cesse d’élargir ses surfaces agricoles dans le delta, le nord du Sinaï et le désert libyque pour désengorger la vallée du Nil, l’objectif est aussi de fixer les populations nomades ou semi-nomades qui inquiètent le pouvoir central, à l’instar de certains secteurs du Sinaï qui avaient fait allégeance à l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech). L’Égypte essaie de reproduire ce que les Britanniques ont fait en Irak et en Jordanie durant la période des mandats : sédentariser les populations afin de mieux les contrôler.

Il semble que cet usage aménagiste de l’agriculture n’emprunte pas non plus seulement au passé. En Syrie, où une véritable reconfiguration foncière est à l’œuvre, la reprise des terres est utilisée par le pouvoir comme un moyen de contrôler le territoire. Ainsi, dans la région de Qusair, dans le nord du Liban, des paysans sunnites qui ont fui les combats entre le régime et le Hezbollah à partir de juin 2013 ont été remplacés par des paysans d’autres communautés supposément plus proches du gouvernement.

La crise climatique et la progression démographique constituent un contexte inédit dans la région. Jusqu’à quel point ces questions peuvent-elles peser sur l’avenir ?

Le Moyen-Orient se trouve devant une situation inédite. Jamais il n’a été aussi peuplé, et cette population met les ressources sous pression, d’autant plus que la région en manque et qu’elle fait face à un durcissement des conditions climatiques. Mais si l’état de la nature a de quoi inquiéter, la nature de l’État doit faire s’interroger tout autant. Car le politique peut réduire la vulnérabilité. Or la captation du pouvoir par certains n’est pas la meilleure prévention des risques naturels. Le despotisme éclairé n’existe pas en l’espèce. Les monarchies du Golfe pourraient être certes présentées comme une exception. Mais peut-on considérer que leurs pouvoirs sont exemplaires quand on voit leur gestion des ressources ? Notons que ces pays vont devoir faire une révolution avec le changement climatique qui les frappe. Directement, eu égard à la question de l’habitabilité qui peut les toucher nonobstant leur grande résilience financière. Indirectement, parce que le basculement vers un monde décarboné, le seul encore vivable à long terme, va les pousser à opérer une diversification économique à marche forcée. De leur obligation plus ou moins forte à le faire dépend aussi l’avenir de la planète.

Entretien réalisé par Guillaume Fourmont (octobre 2023).

Légende de la photo en première page : Les habitants des marais du sud de l’Irak souffrent régulièrement de la sécheresse, comme ici en novembre 2018. © Shutterstock/John Wreford

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°61, « Crise alimentaire et géopolitique de la faim », Janvier-Mars 2024.

À propos de l'auteur

Pierre Blanc

Docteur en géopolitique, ingénieur général des Ponts, des eaux et des forêts, enseignant-chercheur à Bordeaux Sciences Agro et Sciences Po Bordeaux, rédacteur en chef de Confluences Méditerranée ; auteur notamment de Géopolitique et climat (Les Presses de Sciences Po, 2023) et de Proche-Orient : Le pouvoir, la terre et l’eau (Les Presses de Sciences Po, 2012)

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