Tandis que la France acueille fièrement les Jeux olympiques en 2024, le sport mondial, objet éminemment politique, est sous haute tension. Nés en Occident sous la coupe de quelques pays, les Jeux olympiques modernes, et plus largement le sport, ont-ils entamé une phase de désoccidentalisation ?
Depuis le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les principales instances du sport mondial font face à un paradoxe. En effet, leur discours habituel, qui veut que le sport et la politique restent séparés, a une nouvelle fois volé en éclats. Principal organe du sport mondial, le Comité international olympique (CIO) a par exemple publié un communiqué appelant les fédérations internationales du sport à exclure la Russie des grandes compétitions sportives. Ce sera notamment le cas de la Russie aux Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris 2024 où les athlètes russes et biélorusses devront concourir sous bannière neutre. Depuis, les autorités russes ont annoncé la tenue d’événements sportifs parallèles en Russie. Jeux des BRICS, Jeux du futur, Jeux de l’amitié… L’objectif est annoncé : concurrencer les organes traditionnels du sport jugés pro-occidentaux et participer à la désoccidentalisation du monde par le biais de nouveaux événements sportifs. Si le CIO a appelé les pays invités à ne pas s’y rendre sous peine de sanctions, il n’a pas le pouvoir de les annuler.
Comment cela a-t-il été rendu possible ? Aujourd’hui, le mouvement sportif mondial est à l’image du monde : morcelé et multipolaire. Il représente environ 2 % du PIB mondial et un méga-événement comme les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) est regardé en moyenne par la moitié de l’humanité (4 à 5 milliards de téléspectateurs et téléspectatrices). Dans ce contexte, le sport est devenu un instrument de puissance utilisé par différents acteurs pour diffuser leur influence, faire des affaires ou encore modifier leur image à l’international. Il est un instrument géopolitique de premier plan dans le contexte des guerres hybrides du XXIe siècle.
Dès lors, le sport mondial est complexe. Il est composé d’entreprises, de ligues professionnelles, de fédérations internationales, de sponsors ou même d’États qui charpentent l’organisation mondiale des compétitions et fixent les règles du jeu. Publics aussi bien que privés, ces acteurs opèrent ensemble mais avec des moyens différents et des objectifs parfois communs, parfois contraires. Dans ce contexte, la géopolitique du sport mondial est complexe et nécessite une analyse précise afin d’en comprendre les tenants et les aboutissants. Quelle nouvelle géopolitique du sport à l’aune de la désoccidentalisation du monde ?
La naissance du sport moderne : une révolution géopolitique
Historiquement, le sport moderne tel que nous le connaissons apparait au XIXe siècle en Grande-Bretagne. Il standardise la pratique sportive de haut niveau par rapport aux Jeux traditionnels qui avaient une organisation informelle et implicite en fonction des zones de pratiques. En quelques décennies, il se diffuse partout. Stades, clubs, États, institutions transnationales naissent concomitamment aux « passeurs » qui parcourent la planète en train ou en bateau. Les révolutions industrielles portent et démocratisent les sports — souvent occidentaux — à l’échelle planétaire. Jusqu’en 1940, la diffusion des sports modernes se limite aux pays développés. Puis, alors que la mondialisation commence à poindre, les sports se massifient. Les fédérations et les événements sportifs deviennent des espaces hybrides où se mêlent investisseurs publics et investisseurs privés. La radio et la télévision investissent l’espace sportif pour ne plus le quitter. Résultante de ce processus, le sport moderne devient un « fait social total » (1) à partir des années 1980. Il est pratiqué partout — ou presque — sous de multiples formes. Enfin, à l’ère d’Internet, de l’hyper-connectivité et des réseaux sociaux, l’ensemble du monde connecté connait Serena Williams, Lionel Messi ou Megan Rapinoe. En 150 ans, le sport moderne est devenu planétaire. Et, par là même, un enjeu géopolitique majeur.
La « politique de l’apolitisme » de Pierre de Coubertin
Pourtant, nous n’en sommes pas encore là quand le baron Pierre de Coubertin prend la parole le 23 juin 1894 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne devant 2000 personnes. Il s’agit officiellement de diffuser les valeurs de l’amateurisme et du sport à travers la France et l’Europe. Mais l’intérêt est ailleurs. En dernier point, l’aristocrate convoque « la possibilité du rétablissement des Jeux olympiques » et développe les circonstances dans lesquelles ils pourraient être réhabilités. Voté à l’unanimité, le texte marque d’une pierre blanche le retour des JO à l’ère moderne. Pour le baron Pierre de Coubertin, les JO doivent être une fête de l’amateurisme sportif apolitique et pacifiste destinée à rapprocher les nations plutôt qu’à les éloigner. Pourtant, dès leur création, les Jeux sont l’objet de rivalités de pouvoir dans le contexte nationaliste intense de l’époque. Dès lors, les JO sont les deux faces d’une même pièce.
Face, officiellement, le Baron prône un sport apolitique et neutre. Situé au-dessus des intérêts nationaux, il a pour but de concevoir un espace de réconciliation entre les peuples.
Pile, officieusement, la base de l’olympisme moderne est faite sur le terreau libéral et pacifiste des élites occidentales de la Belle Époque. En effet, les JO de 1896 forment déjà un creuset idéologique et géographique révélateur de certaines représentations des élites ouest-européennes.
Concrètement, l’organisation de la compétition se fait par l’intermédiaire du Comité international olympique (CIO) créé deux ans plus tôt. Composé de 13 membres issus de l’aristocratie et de la bourgeoisie, il représente et défend des valeurs occidentales très prononcées à l’époque. Ainsi Pierre de Coubertin est-il vivement critiqué pour sa misogynie et son impérialisme car il défend le fait que les femmes et les colonies n’ont pas le droit de concourir lors de la première édition. « Impratique, inintéressante, inesthétique et, nous ne craignons pas de le dire, incorrecte, telle serait à notre avis cette demi-olympiade féminine », dit-il d’ailleurs à propos de l’hypothèse d’une participation des femmes. De plus, en dépit des valeurs universelles prônées par le Baron, seuls 14 pays font le déplacement à Athènes dont la majorité est ouest-européenne. Jusqu’en 1920, les participants sont composés principalement d’un cercle restreint d’une petite trentaine de pays majoritairement occidentaux. Si Coubertin prône un sport apolitique, il n’en est rien. Les JO ont été conçus comme un instrument de pouvoir au service des élites occidentales. Une ambiguïté originelle qui dure encore aujourd’hui.