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Sous-marins conventionnels en Europe : réveil stratégique et ambitions océaniques face aux compétiteurs régionaux ?

Mais en Europe du Nord, le parent pauvre est bien le Danemark, qui a abandonné sa composante au début des années 2000, dans un tout autre contexte stratégique il est vrai. Copenhague se pose désormais la question d’un rétablissement de ses capacités, mais hésite sur la forme : achat, location, voire accord de défense avec une marine alliée ? Des atermoiements qui ramènent à « l’incompressible temps des programmes et des compétences qui nécessitent au minimum 15 ans pour construire des capacités lourdes comme un sous-marin ou un porte-­avions, et 25 ans pour en former le commandant », selon les mots de l’amiral Vandier, chef d’état-major de la Marine de 2020 à 2023 (2).

Hégémonie allemande et réveil polonais ?

Chez le champion du monde des SSK, l’Allemagne, l’heure est également à la modernisation et à un certain regard tourné vers les eaux bleues. Sur les chantiers TKMS de Kiel, aux portes de la Baltique, l’optimisme est de rigueur, le ministre de la Défense, Boris Pistorius, ayant donné des signaux rassurants quant à la levée de l’option portant sur l’acquisition de quatre à six Type‑212CD supplémentaires, prévus dans le programme commun avec la Norvège. Une décision qui soulagerait largement TKMS dans ses efforts de transformation industrielle (3). Dérivé agrandi du Type‑212A/Todaro italo-­allemand, le Type‑212CD, dont la série est entrée en production en septembre 2023, s’impose comme la nouvelle carte maîtresse du géant allemand, et a le potentiel d’un best-­seller à l’export, comme les Type‑209 et Type‑214 avant lui. Il atteint 74 m de long pour 10 m de large, avec un déplacement de 2 500 t. Plus grand des sous-­marins allemands, il reste toutefois bien plus modeste que ce que peut proposer la concurrence, même suédoise ou espagnole. Le Type‑212CD est doté d’une propulsion AIP (Air Independent Propulsion) anaérobie de nouvelle génération, de deux moteurs diesels MTU 4000, de nouveaux senseurs et systèmes d’armes, d’une signature réduite et d’une connectivité étendue. Son système antiaérien IDAS (Interactive Defense and Attack System for Submarines), développé conjointement par TKMS et Diehl Defence, lui permettra de se défendre contre les aéronefs de lutte ASM tout en restant en immersion, et ce grâce à un missile à changement de milieu dérivé de l’IRIS‑T air-air. Pour plus d’efficacité – et de survivabilité –, les opérateurs peuvent lancer le missile avant que la cible ne soit définitivement désignée, l’humain restant dans la boucle de décision grâce à une liaison par fibre optique. Notons que ce missile de 15 km de portée n’est pas tiré depuis un silo vertical, mais bien depuis un tube lance-­torpilles, via un conteneur adapté.

L’Allemagne possède actuellement une flotte composée de six Type‑212A de première génération, entrés en service entre 2005 et 2016. Avec potentiellement jusqu’à huit Type‑212CD à recevoir dans les années 2030, elle changerait de dimension. Aux côtés de ses huit Type‑212CD, Berlin pourrait alors aligner tout ou partie de ses Type‑212A rénovés. À moins que ces derniers ne soient revendus à l’exportation pour céder la place aux six UUV (drones sous-­marins) de grande taille évoqués par le plan 2035+ dévoilé par la marine en mars 2023. Alors que les soucis de maintenance de la Deutsche Marine s’éloignent, cette politique pourrait bien consacrer à l’horizon 2035 le leadership allemand sur la Baltique, voire sur l’ensemble de l’Europe du Nord, grâce aux capacités offertes par son nouveau standard… à moins qu’un autre pays n’impose sa cadence ?

En effet, comme dans le terrestre et l’aérien, le grand réveil en Europe centrale et orientale n’est peut-être pas à trouver du côté de l’Allemagne et de sa « Zeitenwende » (le « changement d’ère »), mais plutôt de la Pologne. Varsovie prévoit avec son programme Orka de revigorer sa force sous-­marine – qui vivotait sur l’héritage soviétique – en acquérant au moins trois ou quatre nouveaux bâtiments. L’ensemble des industriels européens s’y sont positionnés à l’été 2023 avec leur produit phare, ainsi que les coréens Hyundai Heavy Industries et Hanwha Ocean. La marine polonaise se veut ambitieuse et a placé au cahier des charges des capacités de premier ordre qui vont de la dotation en missiles de croisière au déploiement de forces spéciales ou de drones. Là encore sont évoqués des déploiements océaniques supérieurs à 30 jours.

Peu de remous sur le front sud

Du côté de la Méditerranée, l’Italie possède une flotte de huit sous-­marins conventionnels dont l’architecture est destinée à basculer entièrement sur Type‑212 allemands, dont quatre exemplaires sont déjà en service. Les cinquièmes et sixièmes seront néanmoins plus évolués, puisque ces Type‑212NFS (Near Future Submarine), construits sous licence par Fincantieri pour des livraisons en 2027 et en 2029, comportent un haut degré d’indigénisation et seront équipés d’un mât optronique supplémentaire, de nouvelles barres de plongée, d’un sonar intégrant le deep learning pour identifier ses contacts, d’un sas pour plongeurs, de batteries lithium-­ion (une première en Europe), ou encore d’un revêtement de coque en fluoropolymère, pour davantage de discrétion. Surtout, comparativement aux Type‑212A, les NFS italiens ont droit à une amélioration de l’hydrodynamique et de la signature acoustique grâce à des refontes structurelles non négligeables, dont un léger allongement de la coque qui permettra aussi d’augmenter l’emport en forces spéciales. Le système de combat sera lui intégré par Leonardo, et comprendra les torpilles lourdes Black Shark Advanced, des missiles antiaériens ou de croisière et, bien entendu, des drones. Si TKMS semble en mesure de proposer des silos verticaux en option sur le Type‑212CD, le très compact 212NFS devra se contenter de ses tubes lance-­torpilles pour l’ensemble de ces emports. Deux autres 212NFS devraient être commandés pour remplacer les derniers Sauro à l’horizon 2030, ce qui permettra à la Marina militare de patrouiller jusque dans l’océan Indien, avec des missions pouvant durer entre 30 et 40 jours.

En Espagne, outre un litige juridique avec le français Naval Group (DCNS à l’époque), le programme des S‑80 qui devait consacrer l’autonomie nationale a connu de graves déconvenues à la suite d’erreurs manifestes de design. En conséquence : des années de retard, des dépassements de coût faramineux (+ 100 %), un trou capacitaire inquiétant, et un déficit d’image à l’étranger pour l’industriel Navantia, par exemple écarté du marché hollandais dès 2019. En termes d’autonomie stratégique, l’opération n’est pas satisfaisante non plus puisque les Espagnols ont eu largement recours à l’aide américaine pour remettre sur pied leur programme. Quinze ans après la découpe de sa première tôle, le S‑81 Isaac Peral n’aura réalisé sa première plongée qu’en mars 2023. Il est donc difficile de juger ce programme à date, alors que la mise en service de ces quatre sous-­marins glisse d’année en année, avec déjà huit ans de retard. L’Armada Española devrait néanmoins pouvoir disposer d’une flotte moderne à l’horizon 2030, des bâtiments de 81 m déplaçant tout de même 3 500 t en surface, et capables d’opérer des armements à changement de milieu comme le missile Harpoon. À noter cependant, parmi les très bonnes nouvelles, la validation en septembre 2023 du système AIP BEST, qui utilise l’hydrogène produit à bord à partir de bioéthanol en lieu et place de l’hydrogène pur stocké. Cette évolution permet aux sous-­marins espagnols de naviguer jusqu’à trois semaines en immersion à basse vitesse avec une signature comparable à celle de la navigation sur batteries. Une percée majeure à mettre au crédit de Navantia.

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