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Naviguer en Indo-Pacifique : le rôle grandissant de la puissance navale

L’Indo-Pacifique connait une montée significative de l’insécurité maritime due à de multiples rivalités stratégiques. La multiplication des enjeux maritimes à l’ère de la « maritimisation », exacerbée par des tensions géopolitiques, menace la libre circulation des flux maritimes et remet en cause la liberté de navigation. La coopération et l’interopérabilité permises entre puissances navales deviennent par ailleurs cruciales pour prévenir les crises et promouvoir la stabilité régionale.

L’Indo-Pacifique est un concept géopolitique qui, pour la France, souligne d’abord la centralité géographique de la mer et la continuité des océans Indien et Pacifique (1). Or, cet espace est en proie à une insécurité maritime et à une instabilité croissantes, en raison principalement des rivalités stratégiques et d’une posture de puissance chinoise de plus en plus affirmée. Les tensions grandissantes de cette région menacent la libre circulation du commerce sur les routes maritimes alors que les frictions interétatiques, les enjeux de sécurité environnementale et les pressions accrues sur les ressources marines s’entremêlent de manière complexe (2).

La multiplication des enjeux maritimes en Indo-Pacifique s’inscrit plus largement dans un contexte global de mutations géopolitiques et stratégiques. La haute mer, autrefois considérée comme un « bien commun » de l’humanité, n’est en effet plus le sanctuaire relatif qu’elle a été, mais le théâtre fluide d’activités agressives portées par une remise en cause du droit international et l’utilisation d’armements de plus en plus sophistiqués.

L’entrelacement des enjeux maritimes en Indo-Pacifique

La projection de la puissance des États se manifeste de plus en plus dans les espaces communs, où les actions sont souvent difficiles à retracer, attribuer ou prouver. Ces espaces communs, qui comprennent la haute mer, l’espace et le cyberespace, partagent des caractéristiques similaires, bien qu’ils n’aient pas de frontières physiques. La haute mer présente pourtant une réalité géographique tactiquement exploitable, tant les avancées technologiques offrent désormais des capacités de manœuvre accrues dans ces environnements.

Simultanément, la région de l’Indo-Pacifique est devenue névralgique pour le commerce mondial en raison de son réseau de voies maritimes, essentielles à la stabilité des économies mondiales. Les océans Indien et Pacifique, autrefois considérés comme vastes et ouverts, sont désormais le théâtre d’une compétition croissante qui va au-delà de la simple projection de puissance, touchant la liberté de navigation et le contrôle des espaces maritimes. La course aux armements et la prolifération de navires de surface et de sous-marins, observées dans cette région depuis plus d’une décennie, en sont l’illustration la plus claire et la plus inquiétante.

Quatre zones à haut risque d’embrasement se distinguent dans l’ensemble de la région : le détroit de Taïwan, la mer de Chine méridionale, le pourtour de la péninsule coréenne et le pourtour de la péninsule arabique (essentiellement autour de la question iranienne et des Houthis au Yémen) (3). Ces zones de crises potentielles comportent des risques considérables pour la sureté des flux maritimes (4), autour notamment de goulets d’étranglement essentiels pour les liens commerciaux entre l’Europe et l’Asie (5), qu’il s’agisse des détroits de Bab el-Mandeb, de Singapour ou de Taïwan. Toute action militaire — de blocus en particulier — dans cette région entrainerait en effet une baisse significative des volumes transportés depuis ou vers la Chine. La mer de Chine méridionale, essentielle pour l’approvisionnement en matières premières et les exportations, est particulièrement vulnérable en raison de sa configuration et des passages obligés propices au brigandage, au terrorisme, à un incident ou à un quelconque blocus maritime.

La fluidité de l’espace maritime favorise par ailleurs la recrudescence de stratégies hybrides dans cette région. Par des activités dites de « signalement stratégique » (6), d’agressions « sous le seuil » ou « en zone grise », certaines puissances diluent leur responsabilité, limitent le degré de riposte et minimisent leur exposition au risque. Les mers de Chine orientale et méridionale constituent en cela un concentré des activités en « zone grise » (7). La raréfaction des ressources halieutiques, minières et énergétiques pousse par ailleurs de plus en plus d’États de l’Indo-Pacifique à revendiquer de nouveaux territoires maritimes. La pression sur les ressources halieutiques y est, en particulier, un facteur important de frictions entre acteurs régionaux. En mer de Chine méridionale, les négociations relatives à la mise en place d’un « code de conduite » (8) ne progressent plus véritablement depuis 2019, en dépit des effets d’annonce, et laissent l’ensemble des tensions relatives à la gestion des ressources de cette région sans perspective claire de résolution. Dans le même temps, pour soutenir ses prétentions territoriales dans la « ligne à dix traits » (9), la Chine y déploie depuis fin 2019 de manière quasi permanente des milices maritimes et des garde-côtes (10), renforce ses capacités de surveillance — notamment aux points d’étranglement comme dans les détroits de Bashi ou de Luçon, ou sur les iles qu’elle a progressivement poldérisées —, et ce, par tous les moyens civils ou militaires à leur disposition (radars sur les récifs militarisés, câbles sous-marins hydrophones, capteurs océanographiques, drones sous-marins, etc.). Elle déploie également des navires de prospection pétrolière dans les zones économiques exclusives (ZEE) de Brunei, de Malaisie, du Vietnam et des Philippines, ainsi que des navires de recherche dans les eaux des iles Natuna, au large des Philippines ou aux abords du détroit de la Sonde. La Chine emploie en définitive une stratégie générale fondée sur ce qui est surnommé le salami slicing (ou « saucissonnage »), reposant sur une action coordonnée des garde-côtes chinois, de la milice maritime, de navires de recherche et de prospection ainsi que des navires de la PLA Navy (PLAN ou Marine de l’Armée populaire de libération), en appui dissuasif. Elle vise l’accaparement de territoires en mer suivant une progressive et lente politique du fait accompli, en réalisant de petits changements successifs et itératifs dans l’environnement. Prises indépendamment les unes des autres, ces initiatives ne paraissent pas modifier profondément le contexte régional ou représenter un casus belli (11) mais, par leur accumulation au fil du temps, elles ont déjà conduit à des changements stratégiques majeurs. L’utilisation concomitante de mécanismes juridiques (également appelée lawfare (12)), de désinformation ainsi que de luttes d’influence brouillent plus encore les activités menées dans cette zone.

À propos de l'auteur

Jérémy Bachelier

Officier inséré de la Marine nationale à l’Institut français des relations internationales (IFRI), chercheur au Laboratoire de recherche sur la défense (LRD) et au Centre des études de sécurité.

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