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Naviguer en Indo-Pacifique : le rôle grandissant de la puissance navale

La dynamique des puissances navales en Indo-Pacifique se doit donc de répondre à une réalité géopolitique en mutation, transformant les océans tout à la fois en espaces de compétition et de contestation, avec un potentiel accru de crise ou de conflictualité.

La puissance navale comme levier de réassurance et d’influence

Considérant cette prééminence des enjeux maritimes en Indo-Pacifique, la puissance navale est naturellement devenue un élément central de la stabilité, de la sécurité et de la prospérité en Indo-Pacifique. Que ce soit dans la quête de puissance militaire, la mise en œuvre d’une gouvernance maritime plus efficiente ou la sauvegarde de la souveraineté, les capacités navales occupent désormais le devant de la scène.

Considérant la démultiplication des zones de crise préalablement évoquée, le retour du combat naval devient en Indo-Pacifique une hypothèse de plus en plus crédible à laquelle les puissances navales doivent activement se préparer, comme le rappellent les attaques des Houthis en mer Rouge ou les risques accrus d’action cinétique de la Chine à Taïwan. Face à des compétiteurs de plus en plus agressifs, il est par ailleurs plus que jamais nécessaire de compter sur des alliés solides. Si elle est essentielle dans pareil contexte, la projection de la puissance navale ne se cantonne pourtant évidemment pas à son seul aspect militaire ou au « sea control » (13) tel que défini par l’amiral Stansfield Turner (14). Elle est dorénavant un outil multidimensionnel, tout particulièrement en Indo-Pacifique. Le premier impact d’une puissance navale touche à la capacité (réelle ou perçue) des États à contrôler les flux maritimes et à répondre aux exigences de sécurité de la région. Le second touche à la capacité des États à être une force de dissuasion ou de réassurance. Le troisième est lié à l’usage croissant de la mer comme ressource nourricière et minière, et touche donc à la capacité des États à exploiter et à protéger les ressources naturelles qui s’y trouvent, tout en gérant les revendications excessives (15). La puissance navale participe également à la gestion des différends territoriaux et des frontières maritimes, et donc au soutien du droit international, en utilisant la présence navale de manière préventive pour dissuader l’agression et encourager la résolution pacifique des conflits, à l’image des opérations américaines dites de liberté de navigation (FONOPS, Freedom of navigation operations(16). Le quatrième est lié au rôle de la mer dans la promotion de l’innovation technologique, notamment des vecteurs et effecteurs aéronavals.

La multiplication des capacités navales ne rend pour autant pas nécessairement l’Indo-Pacifique plus instable ou sujet à conflits et est aussi une opportunité. La notion d’« intimité stratégique », proposée dans la Revue nationale stratégique de novembre 2022, s’applique ainsi parfaitement au domaine maritime de l’Indo-Pacifique. Les États utilisent en effet leurs puissances navales pour préserver leurs intérêts souverains et stratégiques, mais également pour promouvoir la coopération et exprimer leur engagement envers la stabilité régionale. Les déploiements offrent l’opportunité d’interactions plus fréquentes, et permettent de renforcer l’interopérabilité et le degré de confiance entre marines et, ainsi, permettent d’agir sur la manière dont les acteurs étatiques interagiront les uns avec les autres en cas de crise ou de conflit (17). Les forces navales agissent comme des ambassades flottantes, en participant à des exercices conjoints, des opérations humanitaires et des patrouilles de surveillance conjointes, comme pratiquées par les Philippines avec l’Australie et les États-Unis en mer de Chine méridionale depuis novembre 2023. La recrudescence de patrouilles et d’exercices navals conjoints symbolise aussi l’unité et la préparation à relever des défis communs, qu’ils soient d’ordre sécuritaire, humanitaire ou environnemental. Les partenariats et la coopération entre puissances navales compliquent dès lors la tâche pour d’éventuels perturbateurs qui souhaiteraient entraver la liberté de navigation en mer, créer des situations de fait accompli ou menacer l’équilibre de la région et les ressources naturelles de l’espace maritime.

Cette coopération entre puissances navales permet en particulier à plusieurs pays alliés ou partenaires d’établir une « grammaire » et une « image » communes du domaine maritime, première étape à la stabilité régionale. La « grammaire » commune est illustrée par la mise en place d’un Code des rencontres fortuites en mer (CUES, Code for unplanned encounters at sea(18). Elle exprime également l’engagement des États concernés envers le respect du droit international, de la Convention sur le droit de la mer (CNUDM) en premier lieu, et la gestion pacifique des différends territoriaux. L’« image » commune s’obtient par la « fusion de l’information maritime » (19) (MDA, Maritime domain awareness), qui s’est également imposée en quelques années comme un thème de coopération prioritaire pour les marines, garde-côtes et agences maritimes de l’Indo-Pacifique. Elle permet en effet de partager une connaissance commune des enjeux maritimes et ainsi établir entre partenaires une « image » commune des activités illégales menées dans le domaine maritime. La plupart des pays riverains ont de vastes ZEE mais des capacités de surveillance limitées pour un contrôle efficace de leur souveraineté. Une meilleure MDA permettrait une surveillance continue et aiderait à identifier toute menace, notamment celles liées à des trafics criminels prévalant dans la zone, comme la drogue et la traite d’êtres humains. La signature d’accords concernant le trafic marchand (White shipping agreement) a contribué à renforcer les échanges d’informations maritimes entre certains grands acteurs, comme les États-Unis, l’Inde et la France.

Le risque géopolitique d’une succession de crises, voire d’une potentielle confrontation sino-américaine, reste pourtant significatif en Indo-Pacifique et façonnera sans nul doute les choix capacitaires et stratégiques des principales puissances navales déployées en Indo-Pacifique durant les prochaines décennies (20). La forte volatilité des enjeux en matière de sécurité économique et énergétique exigera par ailleurs des grandes puissances une adaptation constante et souple des postures et paradigmes, et un renforcement continu de « l’intimité stratégique » avec leurs principaux partenaires et alliés.

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