« Win-hold-win »
L’armée américaine a été conçue et équipée depuis la fin de la guerre froide pour combattre et vaincre dans deux guerres régionales de manière simultanée (par exemple Corée du Nord et Iran). Elle n’est toutefois pas apte à combattre et encore moins à vaincre simultanément deux puissances majeures telles que la Russie et la Chine. Ainsi que le note une étude du Congressional Research Service du 28 février 2024, l’armée américaine est « actuellement dimensionnée pour pouvoir mener moins de deux conflits majeurs simultanés ou se chevauchant » (6). Ainsi, le Pentagone est davantage dans une logique du win-hold-win [gagner, tenir, gagner] (7). Ceci est d’ailleurs confirmé de manière implicite dans la National Defense Strategy de 2022 : dissuader l’agression, tout en étant prêt à l’emporter dans un conflit si nécessaire, en donnant la priorité au défi posé par la RPC dans l’Indo-Pacifique, puis à celui de la Russie en Europe (8).
En 2024, le budget officiel de la défense américaine se situe autour de 886 milliards de dollars (+/- 3,5 % du PIB). Pour combattre deux puissances majeures de manière simultanée, les dépenses militaires devraient atteindre 5 à 6 % du PIB, ce qui équivaudrait, selon Iskander Rehman, à 2 000 milliards de dollars (9). Au vu de la dette et des défis économiques et sociaux, il est peu probable qu’un tel chiffre soit voté par le Congrès à court ou moyen terme. Première puissance économique mondiale, les États-Unis se sont en outre largement désindustrialisés depuis la fin de la guerre froide. Se pose donc la question de savoir s’ils seront techniquement capables de construire suffisamment de moyens militaires dans les délais impartis par leur politique de défense. L’armée pourrait également être confrontée à un problème de recrutement, puisque environ 70 % des jeunes sont inéligibles à l’armée. Les raisons sont multiples : santé, condition physique, éducation, mais aussi harcèlement sexuel ou encore racisme.
Bien que la Global Posture Review de 2021 soit un document classé secret, les fuites dans les médias et les déclarations officielles confirment la priorité du Pentagone pour la région indo-pacifique et la volonté d’avoir « un meilleur accès régional pour les activités de partenariat militaire, l’amélioration des infrastructures à Guam et en Australie et la priorité donnée à la construction militaire dans les îles du Pacifique », « de nouveaux déploiements d’avions américains en rotation et une coopération logistique en Australie », et « le stationnement d’un escadron d’hélicoptères d’attaque à rotation et d’un quartier général de division d’artillerie en République de Corée » (10). Le document confirme également la volonté de repositionner des forces présentes au Moyen-Orient, en particulier des forces navales, en Indo-Pacifique. Enfin, la réforme Force Design 2030 au sein de l’U.S. Marine Corps, dont l’objectif premier est de réorganiser le service en fonction de la menace chinoise, illustre également cette logique du win-hold-win.
Prise en compte des limites de la politique intérieure
Bien que les États-Unis ne soient pas entrés dans une phase isolationniste, les différentes administrations démocrates et républicaines depuis l’ère Obama ne sont pas prêtes à envoyer de forces militaires si l’intérêt national au sens strict (high politics) n’est pas en jeu, étant donné les échecs en Afghanistan et en Irak. De plus, à la fois l’opinion publique et le Congrès américain, aussi bien du côté démocrate que du côté républicain, montrent une fatigue de l’interventionnisme. Au-delà de cette fatigue, la polarisation de la société américaine rend toute stratégie cohérente difficile à définir et à mettre en œuvre. Si l’aide de plus de 60 milliards de dollars à l’Ukraine a été bloquée pendant plusieurs mois par la majorité républicaine à la Chambre, l’aide militaire à Israël est quant à elle fortement critiquée au sein du Parti démocrate. L’identification de la Chine comme menace bénéficie en revanche d’un large consensus au Congrès.
Éviter un conflit non voulu
Pour les États-Unis, contrer la menace chinoise est la priorité. Mais l’administration Biden réalise que d’autres théâtres d’opérations sont probables et que les États-Unis ne peuvent pas vaincre seuls dans des guerres de haute intensité sur plusieurs théâtres d’opérations à la fois. C’est la raison pour laquelle l’administration Biden a veillé à renforcer ses alliances et partenariats non seulement en Indo-Pacifique, mais également au Moyen-Orient et en Europe, tout en veillant à promouvoir le multipartage et à avoir une diplomatie (pro)active pour diminuer les tensions et éloigner les crises qui obligeraient les États-Unis à engager des forces dans un conflit non voulu.
Notes
(1) The White House, National Security Strategy, octobre 2022, p. 8 (https://digital.areion24.news/d5j).
(2) Antony Blinken, « A Foreign Policy for the American People », Département d’État, 3 mars 2021 (https://digital.areion24.news/rpo).
(3) The White House, The Indo-Pacific Strategy of the United States, février 2022, p. 7 (https://digital.areion24.news/5dg).
(4) Ibid., p. 5.
(5) Joseph L. Votel, Eero R. Keravuori, « The By-With-Through Operational Approach », JFQ 89, 2nd Quarter [deuxième trimestre] 2018, p. 40 (https://digital.areion24.news/yth).
(6) Congressional Research Service, « Great Power Competition : Implications for Defense – Issues for Congress », 28 février 2024 (https://sgp.fas.org/crs/natsec/R43838.pdf).
(7) Il s’agit de vaincre sur un théâtre tout en se contentant de tenir la ligne sur un second théâtre.
(8) U.S. Department of Defense, « Fact Sheet : 2022 National Defense Strategy », 2022 (https://digital.areion24.news/8iq).
(9) Ken Moriyasu, « U.S. faces 4 threats but only equipped for 1 war, experts say », Nikkei Asia, 23 février 2024 (https://digital.areion24.news/rhh).
(10) Jim Garamone, « Biden Approves Global Posture Review Recommendations », DOD News, 29 novembre 2021 (https://digital.areion24.news/w5w).
Légende de la photo en première page : Le 23 avril 2024, après plusieurs mois de tractations extrêmement tendues, le Congrès américain adoptait une enveloppe d’assistance militaire et économique de 95 milliards de dollars, à destination essentiellement de l’Ukraine, mais aussi de Taïwan et d’Israël. À cette occasion, la Maison-Blanche a déclaré que cette loi « vise à renforcer notre sécurité et à envoyer au monde un message sur la puissance du leadership américain ». Le chef républicain de la Chambre des représentants, Mike Johnson, qui a longtemps bloqué le texte, a déclaré qu’il préférait « envoyer des munitions à l’Ukraine qu’envoyer nos garçons se battre ». (© White House/Adam Schultz)