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Faire repartir Mossoul : le défi de reconstruire après Daech

Donner un sens aux épreuves passées, comprendre les traumatismes

Bien que le retrait de l’armée irakienne réjouisse nombre de sunnites, vivre sous l’EI est décrit par la majorité de la population comme un calvaire. La mise en place d’une nouvelle gouvernance de la ville fondée sur l’application d’une interprétation stricte du Coran a pour conséquence de rompre les trajectoires personnelles de chacun : les cursus scolaires et universitaires sont suspendus, peu arrivent à conserver leur emploi. En plus de vivre dans la terreur d’être violenté ou tué en cas de manquement aux règles édictées, les habitants se retrouvent privés de nombre de libertés sociales et culturelles qui s’inscrivent jusque dans leur corporalité. La libération de la ville ouvre un temps long de reconstruction individuelle.

Les traumatismes issus des épreuves traversées ne peuvent faire expérience que si les personnes parviennent à leur donner un sens et les mettent en perspective. Autrement, ils risquent de réapparaître sur le mode du symptôme. Pour certains, c’est en participant à faire vivre de nouveau Mossoul qu’un espace potentiel de développement se dessine. Les voies trouvées pour réussir à symboliser ses souffrances sont multiples. Elles concernent souvent le domaine culturel, à travers lequel les personnes se réapproprient les libertés qui leur avaient été retirées. Par exemple, plusieurs cafés ouvrent, à l’image du Bytna, situé dans la vieille ville. S’y déroulent des concerts et des manifestations artistiques. Dans le même sens, l’université favorise la création d’associations pour venir animer la vie estudiantine. Se mettent également en place plusieurs événements consacrés aux arts ; en 2021, la ville a accueilli le premier festival de cinéma européen en Irak.

Le contexte de reconstruction est fort d’opportunités pour ceux qui disposent des capacités à les saisir. Faire quelque chose pour la ville n’est pas seulement synonyme d’investissement dans la vie culturelle. D’autres trouvent à transformer les épreuves qu’ils ont rencontrées en réalisant des opérations de déminage, de déblaiement ou de tri des vestiges archéologiques. Il peut s’agir également d’apporter une aide à la population la plus touchée par la guerre avec les ONG. Ou simplement de produire une activité économique en ouvrant une entreprise de service ou d’outillage. Le témoignage de « ce qui s’est passé » auprès des médias irakiens et étrangers permet aussi de verbaliser des souffrances et de s’en libérer en se les racontant à soi-même. Ainsi, si l’activité à Mossoul a repris dès 2017, c’est en grande partie grâce à la force de ses habitants pour qui il est primordial de tourner la page des années noires, d’un point de vue aussi bien personnel que collectif. Il leur importe de donner à l’Irak et au monde une autre image de la ville et de sa population.

Des projections à court terme 

Mossoul enregistre l’un des taux les plus élevés de retour en Irak. Pour autant, beaucoup de personnes qui ont quitté la ville à l’arrivée de l’EI ne parviennent pas à s’y projeter à long terme. La traque des membres de l’organisation ainsi que la prise en main de la ville par les Unités de mobilisation populaire participent à rasséréner la population. Rapidement après la libération, tous constatent le retour à une certaine sécurité. Sans cela, beaucoup n’auraient sans doute pas envisagé de regagner Mossoul. C’est le cas des yézidis qui, confrontés à la versatilité du contexte politique dans le district du Sinjar, vivent toujours en majorité dans les camps dressés au Kurdistan irakien. Il n’en reste pas moins que ceux qui ont été ciblés en raison de leur appartenance ethnique ou confessionnelle considèrent ce moment de stabilité comme transitoire.

En l’absence d’un renouveau de la classe politique dirigeante jugée corrompue et mue par ses intérêts personnels, ils craignent que des groupes armés aux idéologies analogues à celle de l’EI se reforment au cours des prochaines années. Ainsi, un habitant turkmène chiite explique ne réaliser dans sa maison que les travaux nécessaires pour accueillir confortablement sa famille. Lorsqu’elles n’ont pas été détruites par les combats, les habitations ont été pillées et/ou détériorées par les combattants djihadistes qui s’y sont installés. Ce père de famille ne souhaite pas dépenser un centime dans des réalisations qu’il estime superflues. Par exemple, il n’achète pas de peinture pour recouvrir les inscriptions laissées par l’organisation terroriste sur les murs extérieurs de son logement. En revanche, il procède aux réparations de la pompe à eau et des prises électriques. Surtout, il consacre une partie de son budget à améliorer la sûreté de son habitat. Pour se prémunir d’éventuelles intrusions, il fixe des barreaux aux fenêtres et des pans de tôle sur le mur de béton qui entoure sa propriété. Comme d’autres habitants, il se méfie désormais de son voisinage.

La libération de la ville pose à tous la question de nouvelles coexistences. Il s’agit de continuer à vivre à proximité de ceux qui sont restés sous l’EI, mais aussi de faire avec les évolutions démographiques des quartiers produits par la guerre et les déplacements.

La fabrique américaine d’antagonismes ethnico-confessionnels, alimentée par un changement de mode opératoire (attentats envers la population) d’une partie du terrorisme dit islamique en 2006, fait naître un soupçon sur tous les Arabes sunnites. Les autorités étatiques et les groupes paramilitaires chiites suspectent a priori qu’un lien puisse exister entre le djihadisme et les personnes originaires des localités connues pour les héberger. Au quotidien, cela se matérialise notamment à travers le régime de temps distinct auquel ils sont assignés lors des passages de checkpoints.

L’établissement de l’EI sur une partie significative du territoire irakien ravive cette stigmatisation. Un doute pèse sur tous ceux qui ont vécu sous l’organisation, particulièrement sur les habitants de la rive ouest de Mossoul, qui n’ont eu d’autre choix que de quitter « tardivement » la ville pour être plus souvent accueillis dans l’un des camps de déplacés ouverts à proximité. Mais, depuis 2020, le gouvernement irakien procède à leur fermeture un à un, sans coordination avec les organisations humanitaires et alors que de nombreuses familles ne disposent pas de solutions alternatives pour se loger.

À propos de l'auteur

Juliette Duclos-Valois

Anthropologue, post-doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS-CéSor-CETOBaC-ANR IMAGIN-E).

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