Au-delà, les premières actions destinées à renforcer la capacité de l’ile en termes de mobilisation de masses d’eau visent à procéder au curage des grandes retenues hydrauliques pour gagner en volume, à la réduction des fuites dans les réseaux d’adduction et de distribution, et au management de la pression dans les réseaux. Elles encouragent également des capacités de production décentralisées à partir de forages ou de prises d’eau, afin de servir de solutions de secours ou d’appoint en cas de problème dans les barrages et canaux, par exemple lors de pics de turbidité subis suite à de fortes pluies.
Le recours au dessalement se fait aussi dorénavant à marche forcée. Le 19 octobre 2023, le gouvernement a annoncé un plan de 13 milliards d’euros pour l’adaptation au changement climatique dans les quatre prochaines années, incluant la construction d’usines de dessalement à Hsinchu et à Tainan. Ce plan a pour ambition d’augmenter la résilience de l’alimentation en eau de Taïwan et de répondre à la demande à l’horizon 2036, en permettant notamment d’augmenter les réserves en eau du pays, passant de 28 % à 50 % de la consommation (3).
Des accords sont enfin passés en matière de coopération technique avec le Japon et les États-Unis. L’un d’eux notamment mérite d’être souligné. La Water resources agency (WRA) a en effet renforcé sa coopération avec l’U.S. Army corps of engineers (USACE), tant dans le domaine de la modélisation hydrogéologique que dans celui de la sureté des ouvrages. Un accord en ce sens a été signé le 15 mai 2023 entre le Taipei economic and cultural representative office (TECRO) aux États-Unis et l’American institute in Taiwan (AIT). Avant cela, en mars 2023, une délégation de l’USACE s’était rendue sur l’ile pour des discussions bilatérales portant notamment sur la protection des infrastructures critiques (4).
Car derrière l’augmentation des capacités de résilience des systèmes d’alimentation en eau de l’ile face aux événements climatiques extrêmes se profile également le besoin impérieux pour Taïwan de protéger ses infrastructures vitales contre toute atteinte pouvant venir de Chine. Nul doute à ce sujet que les stratèges de l’armée taïwanaise ont étudié de près le livre publié en 1999 par deux officiers supérieurs chinois, traduit depuis en anglais sous le titre Unrestricted Warfare et en français sous le titre La guerre hors limites (5).
Parmi les modes d’action qui y sont décrits, aux côtés des opérations militaires conventionnelles ou celles dites transverses (les attaques cyber ou encore l’affaiblissement de l’ennemi par la guerre psychologique), il est également question d’opérations non militaires, mais aux effets non moins dévastateurs. Ces dernières ont clairement pour objectif de diminuer voire de paralyser le potentiel économique de l’adversaire à travers un blocus maritime ou une atteinte à ses ressources essentielles, comme l’eau et l’électricité le sont au premier chef ; car, sans capacité de production et de distribution électrique, l’alimentation en eau potable devient difficile. Sans alimentation en eau potable, il est également impossible de soigner les blessés dans les hôpitaux.
Ces modes opératoires sont bien contraires à la convention de Genève du 12 aout 1949, relative à la protection des populations civiles en temps de guerre. Celle-ci est en effet très stricte sur l’interdiction de destruction d’installations civiles (article 53), sur la nécessité de permettre aux populations de continuer à se nourrir et à se soigner durant les conflits (article 55), sur le devoir de laisser les hôpitaux et les centres de soins fonctionner, ainsi que de tout mettre en œuvre pour empêcher le développement d’épidémies (article 56). Mais à la lecture de ce qui se passe en Ukraine ou ailleurs à Gaza, les protections jusque-là offertes par le droit international humanitaire semblent désormais bien dérisoires.
Aussi, nul doute que les infrastructures hydrauliques et électriques de Taïwan sont désormais durablement inscrites dans une logique de protection renforcée contre toute action malveillante d’origine humaine (acte de sabotage) ou cyber (action visant à paralyser les systèmes d’information industriels qui concourent au fonctionnement des barrages, des usines de traitement d’eau, des stations de surpression, etc.). Pour Taïwan, il est également question de la redondance des équipements en cas d’attaque et des stratégies d’ultime secours si les installations étaient durablement atteintes. La solution de citernage par camion en est une, afin de pouvoir continuer à alimenter des bâtiments sensibles pour raisons sécuritaires (par exemple les usines de semi-conducteurs et datacenters) et sanitaires (centres hospitaliers). En cas de rupture de la continuité d’activité du réseau public, l’alimentation en eau des populations en mode dégradé via des eaux en bouteille en est une autre, tout comme le recours à des puits collectifs fonctionnant avec des pompes à bras, comme il en existe au Japon, car le pays est régulièrement confronté à des destructions consécutives aux tremblements de terre.
Par ailleurs, Taïwan saura à l’évidence tirer des enseignements des nouvelles menaces qui pèsent sur les infrastructures électriques et hydrauliques, via des frappes directes de missiles, des attaques de drones ou des cyberattaques. Elles ne peuvent être ignorées par le ministère taïwanais de la Défense, au cas où la Chine serait un jour tentée de suivre les mêmes schémas tactiques que la Russie en Ukraine.
Notes
(1) Pour rendre hommage à l’ingénieur Yoichi Hatta, chaque 8 mai, une cérémonie reste organisée en présence de hautes autorités de Taïwan et du Japon, proche du lieu où il est enterré aux alentours de la ville de Tainan, l’ex-capitale au temps où le Japon contrôlait l’ile, et non loin du réservoir de Wushantou, pour la construction duquel Yoichi Hatta reste vénéré près d’un siècle plus tard.
(2) Emanuela Barbiroglio, « No Water No Microchips : What Is Happening In Taiwan ? », Forbes, 31 mai 2021 (https://www.forbes.com/sites/emanuelabarbiroglio/2021/05/31/no-water-no-microchips-what-is-happening-in-taiwan/).
(3) Lai Yu-chen, Ko Lin, « Taiwan to inject NT$411.6 billion in latest climate change adaptation plan », Focus Taiwan, 19 octobre 2023 (https://focustaiwan.tw/politics/202310190020?utm_source=ground.news&utm_medium=referral).
(4) Voir la page sur la coopération internationale de la Taiwan Water Resources Agency (https://eng.wra.gov.tw/cp.aspx?n=5163).
(5) Col. Qiao Liang and Col. Wang Xiangsui, Unrestricted Warfare, Beijing, PLA Literature and Arts Publishing House, 1999 ; La guerre hors limites, Paris, Rivages, 2006.
Légende de la photo en première page : Le 29 novembre 2023, un ingénieur taïwanais de la Taiwan Water Corporation présente à la présidente Tsai Ing‑wen le plan de la nouvelle retenue d’eau de Banxin, d’une capacité de 24 000 m3. Située dans le Nord de Taïwan, cette infrastructure doit permettre de fluidifier l’approvisionnement en eau dans le Nord de l’ile. (© Office of the President/Makoto Lin)