Magazine Moyen-Orient

Travailleurs palestiniens en Israël : portrait d’une main-d’œuvre indispensable

Les permis de travail comme moyen de gestion du conflit

La régulation du nombre de Palestiniens autorisés à travailler en Israël est un outil politique et diplomatique puissant aux mains de l’État hébreu. Jusqu’à la première Intifada, elle a été utilisée pour maintenir un niveau de dépendance et de développement économiques de la population occupée. Ensuite, à partir de 1993, Israël met en place des mesures afin de substituer aux Palestiniens des travailleurs venus principalement d’Asie et d’Europe de l’Est dans un cadre plus large de politique de séparation systématique entre Palestiniens et Israéliens. Ces mesures interviennent au moment des pourparlers entre Israël et les Palestiniens qui ont lieu durant les périodes qui précèdent et suivent les accords d’Oslo en 1993, et servent de levier économique. En effet, la réduction ou l’augmentation des quotas de permis de travail sont utilisées afin d’exercer une pression politique sur l’ANP et, depuis 2014, sur le Hamas qui gouverne de facto la bande de Gaza et la population qui y vit. Durant les nombreuses opérations militaires qui opposent Tsahal aux groupes militants de la bande côtière, le blocus du terminal d’Erez, unique point de passage terrestre entre Israël et Gaza, est un outil de pression politique pour celui-ci. Les 20 000 Palestiniens qui travaillent en Israël subviennent aux besoins d’environ 250 000 personnes, ce qui en fait une manne de revenus importante pour le Hamas (25 millions d’euros tous les mois).

Le système des permis d’entrée est aussi un moyen efficace aux mains du gouvernement israélien afin de filtrer les populations « indésirables » de son territoire. L’ONG israélienne Machsom Watch estime que 500 000 personnes en Cisjordanie sont inscrites sur la « liste noire » des services de renseignement et ne peuvent en aucun cas pénétrer sur le sol israélien. Yaël Berda, sociologue israélienne et professeure à l’université hébraïque de Jérusalem, considère que les motifs de ces empêchements ne sont jamais clairement exposés, et les raisons souvent floues. Ainsi, un casier judiciaire non vierge est naturellement un frein pour obtenir un permis de travail ou de visite en Israël, de même que l’appartenance à une organisation dite terroriste. Dans le même registre sécuritaire, une démonstration de soutien à des actes ou à des groupes classés comme terroristes, ce qui comprend également des publications sur les réseaux sociaux et Internet, peut mener à une restriction d’entrée sur le sol israélien et ses colonies de Cisjordanie pour quelques années, voire indéfiniment. Il en va de même pour l’apologie du terrorisme et l’incitation à la haine. Enfin, ces mesures peuvent être accompagnées de poursuites judiciaires et de lourdes peines d’emprisonnement.

Intermédiation, contournements et travail informel

Le système des permis instauré par Israël ne pourrait fonctionner sans le concours actif d’un ensemble d’intermédiaires palestiniens. Les Israéliens ont interdiction de se rendre dans les Territoires pour recruter et les Palestiniens ne peuvent obtenir une autorisation d’entrée en Israël qu’en étant déjà liés à un entrepreneur israélien. La mise en relation entre un employeur israélien et un travailleur palestinien est donc primordiale et passe souvent par un Palestinien d’Israël ou des Territoires occupés qui fait la médiation entre les deux parties. De nombreux intermédiaires palestiniens prennent des commissions afin d’établir ce lien. En outre, les permis peuvent être échangés entre entrepreneurs, voire monnayés. Ce système a créé un marché parallèle informel et non régulé par l’État hébreu qui génère des millions de shekels par an. La vente de permis de travail est illégale selon la législation israélienne, ce qui n’empêche pas un grand nombre de Palestiniens et d’Israéliens de s’enrichir en prenant des commissions sur des transferts de permis. Une autorisation de travail se vend entre 500 et 600 euros le mois, ce qui peut équivaloir à plus du tiers du salaire d’un ouvrier dans le bâtiment. Certains intermédiaires proposent des « forfaits » de six mois pour des sommes allant jusqu’à 2 000 euros, souvent payés en liquide et à l’avance. Plus de 60 % des travailleurs dans le secteur du BTP auraient acheté leur permis en 2019 ; chaque jour, des dizaines de posts sont publiés sur Facebook afin d’en vendre et d’en acquérir en ligne.

Pour ceux qui ne peuvent obtenir de certificat de travail de manière légale ou informelle, il existe la solution du passage clandestin en Israël. D’après le Centre des statistiques palestinien (PCBS) et la Banque d’Israël, en 2019, sur 150 000 travailleurs palestiniens, 53 000 avait obtenu leur permis de façon conventionnelle et légale, 58 000 avaient acheté leur permis et 39 000 étaient employés illégalement en Israël. Les clandestins doivent s’acquitter de sommes allant de 40 à 60 euros pour un trajet risqué qui peut parfois leur coûter la vie. Un Palestinien sans permis qui est arrêté par les autorités peut être interdit d’entrée en Israël pendant dix-huit mois. En cas de récidive, il encourt une peine d’un an d’emprisonnement et trois ans d’interdiction de séjour. L’ampleur du travail informel en Israël pourrait être bien plus élevée, car difficilement quantifiable.

La main-d’œuvre palestinienne et son contrôle à l’ère du 2.0

Depuis une dizaine d’années, de nouvelles techniques et dynamiques d’emploi de Palestiniens se développent en Israël. En 2014, après presque dix ans d’absence, certains travailleurs de Gaza sont de nouveau autorisés à travailler en Israël. De nos jours, 20 000 Gazaouis sont embauchés en Israël. Ce chiffre est faible comparé au pic atteint en 1986, durant lequel Israël absorbait 46 % de la population active de la bande de Gaza. Toutefois, les quotas pourraient être augmentés, car les militaires et les services de sécurité israéliens y voient un moyen efficace pour éviter tout regain de tension avec la population palestinienne. Pour faciliter cela, l’État israélien a entrepris de construire un point de passage, frontalier de la bande de Gaza, à la pointe de la technologie. Le terminal d’Erez est le projet le plus abouti en matière de contrôle biométrique et de vidéosurveillance en Israël. Ce système est calqué sur les dispositifs déjà existants dans les structures aéroportuaires en Israël avec des bornes de contrôle par caméra et par scan de la carte magnétique. Le terminal ultrasophistiqué permet de « filtrer » 10 000 personnes en seulement trois heures, alors qu’en moyenne, une demi-journée est nécessaire pour la vérification sécuritaire de 3 000 personnes dans des checkpoints plus « classiques ». Le site d’Erez est équipé de caméras à reconnaissance faciale, d’un scanner puissant permettant de donner une imagerie médicale complète de l’individu en temps réel. Erez est géré uniquement par des civils, les fouilles et les contrôles se font à distance sans intervention physique de la part des Israéliens.

L’épidémie de Covid-19 a eu des conséquences sur le travail des Palestiniens en Israël. En 2019, Israël a décidé de fermer ses points de passage avec la Cisjordanie et Gaza afin de limiter la propagation du virus. Les Palestiniens qui souhaitaient continuer à exercer leur métier en Israël devaient rester sur leur lieu de travail pendant 60 jours consécutifs, sans possibilité de rentrer chez eux. De même, jusqu’en 2020, les paiements se faisaient uniquement en espèces au terme d’une journée ou d’une semaine de travail. Les travailleurs se trouvaient donc dans l’incapacité de retourner dans leur foyer et de pourvoir aux besoins de leurs familles. Les services de sécurité israéliens craignaient un mécontentement général de la population palestinienne, à bout économiquement, qui pouvait rapidement se transformer en crise plus grave. C’est pour cela que depuis 2020, sous l’impulsion de la COGAT et de la Banque d’Israël, les paiements des salaires se réalisent prioritairement par virement bancaire. Bien évidemment, le versement en liquide est loin d’avoir disparu.

En parallèle, le recrutement et la recherche d’emploi ont changé depuis une vingtaine d’années ; Internet est devenu un outil incontournable, tant pour les employeurs que pour les demandeurs d’emploi. Les procédures de demandes d’emploi qui s’effectuaient autrefois auprès des bureaux de l’administration civile des Territoires occupés se font, depuis avril 2020, sur l’application mobile « Al-Munasiq » (« le coordinateur », en arabe). Ce nouvel outil numérique permet en théorie de gagner du temps et d’éviter des déplacements difficiles dans un contexte où les entraves à la mobilité sont nombreuses pour les Palestiniens. Cependant, certaines ONG palestiniennes dénoncent les dérives potentielles que peut engendrer l’utilisation de l’application, liées au traçage numérique des personnes, et le transfert de leurs données personnelles aux services secrets israéliens. Ces informations sensibles pourraient être ensuite utilisées afin d’extorquer des renseignements par l’usage de divers moyens de chantage et de pression dans le but de faire coopérer les Palestiniens et les pousser à devenir des indicateurs pour le compte d’Israël en Cisjordanie et à Gaza.

La main-d’œuvre palestinienne est indispensable en Israël, et les travailleurs étrangers ne peuvent pas la remplacer. Les Israéliens semblent avoir compris qu’il est dans l’intérêt de chacun de maintenir ce système de dépendance économique. Sans autres perspectives en vue, la main-d’œuvre palestinienne a encore de l’avenir en Israël. 

Légende de la photo en première page : Un maçon palestinien intervient sur une bâtisse de la vieille ville de Jérusalem, en juin 2007. © Shutterstock/Susan Law Cain

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°60, « Les Palestiniens : un peuple déchiré en quête de paix », Octobre-Décembre 2023.

À propos de l'auteur

Gabriel Terrasson

Doctorant en anthropologie à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM). Ses travaux portent sur les rapports entre Israéliens et Palestiniens sur les chantiers de construction dans le BTP israélien.

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