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La guerre sino-vietnamienne de 1979 ou la fin d’une « relation spéciale »

Les communistes chinois et vietnamiens n’étaient pas condamnés par l’« Histoire » à devenir des ennemis héréditaires. Mais une triple rupture au sein du bloc communiste fut la source de la guerre sino-vietnamienne de 1979, aux lendemains de la guerre du Vietnam, mettant fin à l’internationalisme fraternel qui avait jusque-là sous-tendu la collaboration communiste en Asie, enterrant jusqu’à aujourd’hui la relation spéciale entre Hanoï et Pékin.

Personne n’aurait jamais pu deviner en 1950 qu’un jour, le Vietnam d’Hô Chi Minh et la Chine de Mao Zedong allaient se faire la guerre. L’avenir révolutionnaire s’annonçait si radieux cette année-là. En octobre 1949, la Chine était devenue communiste. Son nouveau leader, Mao Zedong, se rendit peu après à Moscou pour sceller un traité de sécurité avec le dirigeant de l’Union soviétique, Joseph Staline. Impressionné, ce dernier accueillit le nouvel État chinois dans le camp communiste et accorda à Mao la direction des affaires communistes en Asie dont relevait le Vietnam d’Hô. Sans attendre, le Grand Timonier reconnut en janvier 1950 le gouvernement d’Hô Chi Minh, ami communiste de longue date. L’aide militaire fournie par les Chinois s’avéra essentielle à la victoire vietnamienne sur les Français à Diên Biên Phu en 1954.

Et pourtant, vingt ans plus tard à peine, une fois les Français et les Américains chassés du Vietnam et tout le pays unifié sous la direction communiste, cette relation spéciale sino-vietnamienne vola en éclats. Les tensions devinrent si graves qu’en février 1979 l’armée chinoise envahit le Vietnam. Ce fut le début de ce que l’on appela « la troisième guerre d’Indochine », premier conflit armé du genre entre des pays communistes dans l’histoire globale. Hanoï et Pékin publieront vite des Livres blancs qui faisaient remonter l’origine de la présente conflagration à des temps immémoriaux tout en rejetant le blâme sur autrui. Mais le conflit de 1979 s’explique moins par des animosités datant de l’Antiquité que par un triple schisme historique à l’intérieur de cette église communiste, creusé à partir des années 1950 : une rupture entre les Chinois et les Soviétiques situés au sommet du bloc et une autre s’opérant au niveau indochinois, opposant les Vietnamiens à leurs anciens alliés cambodgiens, les Khmers rouges. C’est l’imbrication complexe de ces deux scissions au lendemain du retrait américain de Saïgon en 1975 qui ouvrit la voie à la troisième déchirure, celle opposant les Vietnamiens aux Chinois.

Chine-Vietnam : l’histoire d’une relation spéciale

S’il exista une relation spéciale dans l’histoire du communisme asiatique, ce fut bien celle qui se tissa entre les camarades chinois et vietnamiens dès le début du XXe siècle. Dès la sortie de la Grande Guerre, les chemins révolutionnaires d’Hô Chi Minh et de Zhou Enlai s’étaient croisés en France. Comme tant d’autres à l’époque, les deux hommes étaient venus en Europe en quête de nouvelles idées pour assurer une refondation à leurs pays mis à mal par la domination occidentale. À cet égard, la Révolution d’octobre de Vladimir Lénine et la création du premier État communiste dans l’histoire mondiale, celui de l’Union soviétique, retinrent tout particulièrement leur attention. Lénine avait jeté les bases d’une communauté communiste lorsqu’il fonda en 1919 le Komintern, une organisation internationale vouée à la création des partis communistes dans le monde, et aida les Chinois à créer leur propre parti à Shanghai en 1921. Hô Chi Minh et Zhou Enlai, tous deux convaincus du bien-fondé du marxisme-léninisme et persuadés d’obtenir un soutien soviétique, retournèrent en Chine méridionale dans le but de bâtir un nouvel avenir pour leurs pays.

Depuis la chute de l’Empire chinois en 1911, la ville de Guangzhou (Canton) était devenue un laboratoire révolutionnaire. Les nationalistes et communistes chinois faisaient front commun pour créer une nouvelle Chine derrière Sun Yat-sen et son bras droit, Chiang Kai-shek. En 1924, Hô débarqua à Guangzhou, lié par voie maritime au Vietnam depuis des lustres, dans le but de créer un parti révolutionnaire vietnamien. Avec l’aide de Zhou, il enrôla une centaine de jeunes Vietnamiens à l’académie politico-militaire de Whampoa. En 1927, la guerre civile éclata entre les nationalistes et les communistes chinois mais la collaboration sino-vietnamienne continua. Dans les rangs des communistes chinois ayant entamé la célèbre Longue Marche vers la province de Yan’an, dans le Nord de la Chine, figurait l’un des élèves d’Hô Chi Minh : Nguyen Son, devenu un général dans l’armée de Mao et un membre du comité central du parti communiste chinois.

À l’aise en chinois, Hô rejoignit les communistes chinois qui prenaient la mer pour promouvoir les opérations du Komintern en Asie portuaire. En 1930, à Hong Kong, Hô créa son Parti communiste indochinois. Il joua aussi un rôle important dans la fondation du Parti communiste thaïlandais à Bangkok et du Parti communiste malais à Singapour. Le secrétaire général du parti communiste malais fut, jusqu’en 1947, un Vietnamien choisi par Hô. Lors de son retour en Asie à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Hô fit une escale à Yan’an où il renoua avec Zhou et rencontra Mao. Les Livres blancs de 1979 ne disent pas un mot sur cette collaboration sino-vietnamienne en Asie du Sud-Est, « oubliée », ni sur le fait que Hô Chi Minh épousa une Chinoise de Guangzhou en 1926.

On le sait, Hô profitera du renversement de l’Indochine française par les Japonais lors de la Seconde Guerre mondiale, suivi par la défaite japonaise quelques mois plus tard, pour retourner au pays et créer le 2 septembre la République démocratique du Vietnam. À cette époque, les contacts sino-vietnamiens étaient devenus rares. Pendant que l’armée de Mao se battait contre celles de ses ennemis nationalistes dans un nouveau conflit civil en Chine, Hô entra en guerre contre les Français déterminés à reprendre l’Indochine par la force. Mais la victoire communiste en Chine en 1949 rétablit les relations intimes entre les deux partis. En janvier 1950, Mao reconnut diplomatiquement le Vietnam du président Hô, lui fournit une assistance militaire moderne et envoya des conseillers pour l’aider à mettre en place une nouvelle armée conventionnelle, une économie socialiste et un État communiste. Les Chinois allèrent jusqu’à approuver la décision de Hô Chi Minh de diriger la révolution indochinoise, y compris son intention de former des gouvernements de résistance associés pour le Laos (le Pathet Lao) et le Cambodge (le Khmer Issarak).

À propos de l'auteur

Christopher Goscha

Professeur des relations internationales à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), membre de l’Institut d’études internationales de Montréal et spécialiste de la péninsule Indochinoise.

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