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La guerre sino-vietnamienne de 1979 ou la fin d’une « relation spéciale »

Ce changement sismique dans les relations internationales mondiales influença directement les relations sino-vietnamiennes et vietnamo-cambodgiennes. Si les Chinois avaient d’abord critiqué les communistes vietnamiens pour avoir négocié avec les Américains après l’offensive du Têt au début de l’année 1968, ébranlés qu’ils furent par l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie quelques mois plus tard, ils poussèrent les Vietnamiens à parler aux Américains à Paris, où des pourparlers secrets avaient été entamés. Certes, Pékin continua de soutenir Hanoï dans sa tentative de faire partir les Américains, mais les Chinois poursuivirent simultanément leurs efforts pour améliorer leurs propres relations avec l’ennemi d’Hô Chi Minh, les États-Unis. Le voyage historique de Nixon en Chine au début de l’année 1972 ne pouvait pas tomber à un pire moment dans la guerre du Vietnam contre les Américains, et Nixon et Kissinger exploitèrent ce levier au maximum.

Cette concurrence complexe entre les Chinois, les Soviétiques et les Américains était beaucoup plus dangereuse pour les communistes vietnamiens qu’elle ne l’avait jamais été avant 1969. Sans surprise, les dirigeants chinois se révélèrent les plus difficiles à satisfaire. Dans leur crainte du « chauvinisme » soviétique, de l’encerclement et des violations de la souveraineté nationale à tout bout de champ, ils interprétaient de plus en plus tout signe — réel ou imaginaire — de favoritisme de la part de Hanoï à l’égard de Moscou comme une menace pour la sécurité nationale de la Chine sur son flanc méridional. Pendant ce temps, les Soviétiques repoussaient les tentatives sino-américaines de les endiguer en Eurasie en intensifiant leurs relations avec les communistes vietnamiens. En 1971, alors que Kissinger se rendait à Pékin, l’ambassade soviétique à Hanoï déclara dans un rapport interne que grâce au renforcement de la position et à la victoire du Vietnam, « nous aurons comparativement plus de possibilités d’établir notre politique dans cette région. Il n’est pas exclu que l’Indochine devienne pour nous la clé de toute l’Asie du Sud-Est. En outre, dans cette région, il n›y a personne, jusqu’à présent, sur qui nous puissions nous appuyer, à l’exception de la République démocratique du Vietnam » (1).

Vers la troisième guerre d’Indochine et la rupture sino-vietnamienne

Jusqu’à la chute de Saïgon en avril 1975, Hanoï refusa de prendre position dans la rupture sino-soviétique. Mais il n’est pas sûr que Hanoï ait saisi à quel point l’Indochine allait rester après 1975 un enjeu géopolitique majeur, non plus pour les Américains à peine partis de Saïgon, mais surtout pour les Chinois et les Soviétiques. Pour être juste, il n’est pas sûr qu’aucun diplomate à l’époque n’aurait pu prédire comment trois facteurs allaient se combiner pour mettre à nouveau le feu aux poudres en Indochine. Le premier facteur explosif résidait dans la crainte qui était celle des Chinois que le moindre rapprochement de Hanoï en faveur de l’Union soviétique puisse représenter une grave menace pour leur sécurité nationale, celle d’un encerclement non seulement terrestre mais aussi maritime vu comment l’océan Pacifique était partagé par Moscou et Pékin (les Chinois avaient peur que le port de Cam Ranh dans la mer de Chine ne passe aux Soviétiques). Le second facteur explosif était la conviction qu’avaient les dirigeants khmers rouges, plus paranoïaques encore que les Chinois, et qui contrôlaient désormais tout le Cambodge, que les communistes vietnamiens constituaient bel et bien une menace à leur sécurité nationale et, qu’à ce titre, il fallait s’opposer à tout prix. Enfin, la combinaison des deux facteurs précédents préparait dangereusement le terrain pour précipiter l’ensemble de l’Église communiste à l’échelle eurasiatique vers une guerre sino-vietnamienne.

Or, c’est exactement ce qui se produisit lorsque les Khmers rouges attaquèrent le Sud du Vietnam en 1977, précipitant ainsi la chute de l’édifice communiste en Indochine. Pris au dépourvu et conscient du danger de laisser une alliance sino-cambodgienne se retourner contre eux, Hanoï implora ses partenaires chinois de freiner Pol Pot. Mais les Chinois maintinrent leur soutien aux meurtriers khmers rouges, convaincus qu’ils avaient besoin de ce pays à leurs côtés pour empêcher les Vietnamiens de s’emparer de toute l’ancienne Indochine française et de la livrer aux Soviétiques — ce qui, pour eux, aurait constitué un véritable cauchemar. Hanoï, à son tour, était désormais convaincu que Pékin utilisait les Khmers rouges pour menacer son nouveau Vietnam unifié. En conséquence de quoi, Hanoï renforça sa collaboration avec les communistes laotiens au pouvoir à Vientiane en signant un traité de sécurité. Cela attisa les pires craintes de Pékin qu’une conspiration vietnamienne œuvrait en Indochine contre la Chine. Alors que l’internationalisme fraternel avait autrefois sous-tendu la collaboration communiste en Asie, la paranoïa, le racisme, le nationalisme débridé et la haine brute prenaient maintenant le dessus : les responsables vietnamiens expulsèrent les Chinois de leur pays, les Khmers rouges ordonnèrent le massacre des Vietnamiens dans le leur et les armées chinoises et soviétiques s’amassèrent sur leur frontière en Asie centrale, s’accusant mutuellement de trahir le canon marxiste-léniniste.

Aucun moment n’était plus propice pour qu’un dirigeant communiste s’avançât dans la famille communiste et désamorçât les tensions. Hô Chi Minh était décédé en 1969. Les Américains n’allaient certainement pas aider à calmer le jeu. Inquiète des avancées soviétiques en Afrique et en Asie centrale (l’Union soviétique envahit l’Afghanistan en 1979), l’administration de Jimmy Carter joua la « carte de la Chine » au lieu de normaliser ses relations avec le Vietnam, dont les dirigeants voulaient maintenant désespérément oublier le passé pour normaliser leurs relations avec Washington. En vain. Isolé, Hanoï accepta de signer un traité de défense mutuelle avec Moscou en novembre 1978 avant de s’attaquer aux Khmers rouges. Ce faisant, Hanoï alimentait la crainte de Pékin de voir l’ensemble de l’Indochine tomber aux mains des Soviétiques.

Le 25 décembre 1978, l’Armée populaire du Vietnam entra au Cambodge, renversa les Khmers rouges et installa un nouveau gouvernement révolutionnaire fidèle à Hanoï et à Moscou. Tous les acteurs étaient désormais en passe de transformer leurs pires craintes — dont beaucoup n’étaient au départ que purs fantasmes — en réalités déstabilisantes. Alors que les Vietnamiens pénétraient au Cambodge, renversant l’allié cambodgien de Pékin, le nouveau dirigeant de la Chine, Deng Xiaoping, décida de jouer la « carte américaine ». Début 1979, il se rendit à Washington pour une visite tout aussi historique que celle que Nixon avait effectuée en Chine quelques années plus tôt. Deng fit part aux Américains de son plan visant à « donner une leçon au Vietnam » pour avoir renversé les Khmers rouges. Carter donna sa bénédiction, penchant ainsi du côté de la Chine contre l’axe Hanoï-Moscou. Début 1979, Washington et Pékin normalisèrent leurs relations diplomatiques.

De retour à Pékin, Deng Xiaoping donna l’ordre d’envahir le Vietnam. Cela devint effectif le 17 février 1979, lorsque l’armée chinoise pénétra dans le Nord du Vietnam. Alors que les images satellites fournies par les Américains rassuraient les Chinois sur le fait que les Soviétiques n’attaqueraient pas par le nord en Asie centrale, excluant ainsi une guerre eurasiatique sur deux fronts, de violents combats se déroulèrent au Vietnam du Nord avant que Deng ne retirât ses troupes. Il maintiendra la pression sur la frontière sino-vietnamienne jusqu’à la fin de la guerre froide en 1991 et la normalisation des relations sino-soviétiques. Les relations sino-vietnamiennes s’amélioreront aussi, mais la relation spéciale entre les partis de Hô Chi Minh et de Mao Zedong fut enterrée en 1979 et restera un sujet tabou dans l’histoire des deux pays jusqu’à nos jours.

Note

(1) Ilya V. Gaiduk, « The Soviet Union Faces the Vietnam War », in Maurice Vaïsse et Christopher Goscha (dir.), La Guerre du Vietnam et l’Europe, 1963-1973, éditions Bruylant, 2003, p. 201.

Légende de la photo en premre page : Le président Mao Zedong, fondateur de la République populaire de Chine (à gauche) rencontre le président de la république démocratique du Vietnam, Hô Chi Minh (à droite) à Pékin, en juin 1955. Les deux hommes d’État portent un toast à la signature du communiqué commun entre leurs pays. (© manhhai/Flickr)

Article paru dans la revue Diplomatie n°126, « Taïwan : statu quo ou tournant stratégique ? », Mars-Avril 2024.

À propos de l'auteur

Christopher Goscha

Professeur des relations internationales à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), membre de l’Institut d’études internationales de Montréal et spécialiste de la péninsule Indochinoise.

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