Luttes idéologiques
La guerre de Gaza entre Israël et le Hamas exacerbe les tensions entre panarabisme, panislamisme et nationalisme étatique, chacun cherchant à s’imposer comme le défenseur ultime des intérêts palestiniens. Cette lutte idéologique reflète des visions divergentes de l’unité arabe et islamique face aux réalités politiques et territoriales actuelles.
En Égypte, le conflit israélo-palestinien recentre le débat public sur la solution à deux États. Les élites civilo-militaires font face aux critiques des Frères musulmans, qui soutiennent le Hamas et justifient l’attaque du 7 octobre. En outre, un tribunal d’exception du Caire a condamné à la peine de mort, le 4 mars 2024, huit dirigeants des Frères musulmans, dont le guide suprême de la confrérie. Un sentiment antioccidental croissant accompagne la solidarité avec les Palestiniens, se manifestant par des démonstrations de soutien et des appels à des positions plus fermes contre Israël. Cependant, l’opposition égyptienne reste fragile et désorganisée.
En Jordanie, la dénonciation des actions israéliennes et le soutien à la création d’un État palestinien sont unanimes. Les islamistes jordaniens soutiennent le Hamas plutôt que l’Autorité palestinienne (issue des accords d’Oslo de septembre 1993), perçu comme le choix judicieux. La Jordanie, seul pays arabe à accorder la citoyenneté à environ 42 % des réfugiés palestiniens, est mandatée par la Ligue arabe pour être la gardienne des lieux saints de l’islam à Jérusalem. Malgré la paix signée, la Jordanie soutient l’initiative visant à traduire Israël devant la Cour internationale de Justice pour des accusations de génocide.
Au Liban, le conflit à Gaza affecte fortement les relations intercommunautaires et le régime parlementaire démocratique. L’exacerbation des loyautés sectaires et la montée du radicalisme islamiste menacent l’harmonie entre musulmans et chrétiens, remettant en question le nationalisme étatique et l’État areligieux.
Cela ravive les polarisations et renforce les allégeances extra-étatiques. Le Hezbollah, par sa guerre contre Israël, renforce sa mainmise sur l’État et suscite des craintes au sein de la communauté chiite et des autres groupes par sa transmission des modes de vie et des interprétations idéologiques non consensuelles de Téhéran. En ralliant les radicaux sunnites à son combat, il contribue à l’expansion du radicalisme religieux. La question palestinienne, bien qu’elle unisse les Libanais en tant que cause juste, les divise sur les moyens de la soutenir. Un sondage du Baromètre arabe (17 juillet 2024) révèle que 85 % des chiites font confiance au Hezbollah, contre seulement 9 % des sunnites et des druzes, et 6 % des chrétiens.
Les enjeux sécuritaires
La proximité géographique de l’Égypte avec Gaza présente des défis sécuritaires spécifiques, particulièrement le long du corridor de Philadelphie (14 kilomètres). Désormais sous contrôle de Tsahal, ce corridor constitue un point névralgique pour la sécurité égyptienne en raison de la contrebande d’armes et de l’infiltration de militants via des tunnels souterrains, vraisemblablement encore en activité malgré la campagne israélienne massive visant à les détruire.
Tsahal a rasé presque tous les bâtiments situés le long d’un nouveau corridor appelé la route de David dans les périphéries de Rafah pour créer une zone tampon d’un kilomètre de long. La tentative américaine échouée de construction d’une jetée et d’un port artificiel à Gaza, ainsi que la destruction par Israël du passage de Rafah, constituent un revers pour le régime. Pour faire face à ces enjeux, l’Égypte adopte une approche duale envers Gaza, combinant l’assistance humanitaire, la diplomatie active et la fermeture stricte pour dissuader le trafic d’armes et les infiltrations de militants islamistes pro-iraniens afin de réfuter les critiques israéliennes.
Dans le cadre de la guerre à Gaza et des tensions en Cisjordanie, la Jordanie fait face à des enjeux de sécurité menaçant sa stabilité. Ses frontières perméables avec la Syrie et l’Irak, deux voisins instables aux prises avec des violences sectaires récurrentes, facilitent la contrebande de drogues, notamment de Captagon, et le trafic illégal d’armes, des activités supervisées par des groupes affiliés à l’Iran et commandées par le régime syrien.
Les mouvements jordaniens d’opposition, traditionnellement fragmentés, se sont unis à la veille des élections de novembre 2024 pour dénoncer l’accord gazier avec Israël et réclamer l’annulation du traité de paix de 1994, brandissant le slogan « Ma terre et la tienne ne sont pas à vendre, à bas la normalisation ! ».
La guerre de soutien à Gaza menée par le Hezbollah reste confinée au Sud libanais, majoritairement chiite, sur une dizaine de kilomètres des frontières. Cette situation sème désolation et destruction, forçant le déplacement de 100 000 habitants, mais reste conforme aux règles d’engagement négociées en 1997. La vie quotidienne dans les autres régions du pays garde un rythme presque normal durant la saison touristique estivale. Cependant, la vacance présidentielle actuelle aggrave encore la situation sécuritaire, favorisant les ambitions politiques d’Amal et du Hezbollah et de leur groupe milicien non chiite Saraya (les Brigades). Cela discrédite davantage le régime parlementaire et exacerbe les relations intercommunautaires.
À mesure que le Hezbollah gagne en puissance, créant un « État dans l’État », le Liban s’affaiblit. Il perd ses droits et ses privilèges souverains et s’enfonce dans une crise de légitimité et de gouvernance. Son conflit avec Israël passe ainsi d’un conflit de type conventionnel entre États israéliens et arabes à un conflit asymétrique et de procuration entre milices pro-iraniennes et Israël. Jadis considéré comme un « État solidaire » par les sommets arabes, le Liban est désormais en première ligne de combat contre Israël, avec les risques d’une escalade et d’un embrasement global, surtout après les menaces du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, contre l’État européen de Chypre accusé de complicité avec Israël. Cela présage une détérioration délibérée au Liban, nourrie par des rivalités économiques et stratégiques sur son territoire.
Pour sa part, Israël se trouve sur le front avec le Liban dans une impasse stratégique, confronté à un dilemme entre une escalade aux conséquences imprévisibles et les pertes potentielles dues aux missiles balistiques et de longue portée du Hezbollah. Le Liban appréhende une guerre apocalyptique pouvant toucher des zones civiles qui soutiennent le Hezbollah et qui abritent ses stocks d’armes, en application de la doctrine Dahiya formulée par des stratèges israéliens.