La transition aérobalistique
Faut-il en déduire que la puissance aérienne iranienne est condamnée à l’effondrement, vieillissement de l’essentiel de sa flotte de combat faisant ? Une lecture orthodoxe inclinerait à une réponse affirmative, mais le fait est que l’Iran a rapidement compris que le déclin de sa force aérienne était inéluctable, et qu’il a mis en place une stratégie aérienne à proprement parler alternative. En effet, toute armée est conçue pour générer une gamme d’effets plus ou moins large ; et qu’un moyen – l’avion de combat – soit généralement considéré comme permettant d’obtenir ces effets ne signifie pas qu’il soit la seule option. En l’occurrence, la stratégie intégrale iranienne a rapidement misé sur le développement de systèmes balistiques et de croisière. Elle n’est pas sans rappeler la stratégie aérienne du Hezbollah qui, en 2006, a permis de frapper jusqu’au cœur d’Israël, de même qu’une corvette, sans pour autant que la milice dispose d’une aviation (7).
En ce sens, la stratégie retenue est, plus qu’aérienne, centrée sur une hybridation entre espaces solides, via la mainmise au sol par l’intermédiaire de proxys plus ou moins proches et la force Al-Qods des Gardiens de la révolution, et espaces fluides, par le développement des capacités balistiques (8). En ce qui concerne ces derniers, les résultats vus comme les plus spectaculaires par les analystes et le politique ne sont pas nécessairement les plus stratégiquement significatifs. Ainsi, si le développement d’engins comme le Shahab‑3 et ses variantes (Ghadr, Qadr, Emad) ; les Sajjil et Fajr‑3 à carburant solide ; l’Ashoura ; ou encore le Khorramshahr (variante locale du Musudan nord – coréen) a été observé de près en fonction de leur rôle potentiel dans la stratégie nucléaire iranienne, des engins de plus courte portée ont également été conçus.
En l’occurrence, la famille des Shahab‑2, Fateh‑110 et Fateh‑313, des Qiam, des Zolfaghar/Dezful et Qasem a de réelles implications. Ils ont ainsi été utilisés à plusieurs reprises. Le 8 janvier 2020, les bases aériennes As-Asad, en Irak, et celle d’Erbil, au Kurdistan irakien, où sont stationnées des forces américaines, sont visées par 11 à 16 missiles, en représailles à l’élimination, cinq jours plus tôt, du général Qassem Soleimani, responsable de la division Al-Qods des Gardiens de la révolution. Les attaques démontrent la précision terminale des missiles. Des Fateh‑110 ont également été livrés au Hezbollah ; tout comme un type dérivé du Shahab‑2, utilisé par les Houthis comme Burkan‑H2. Ces derniers avaient mis la main sur des stocks de SS‑21 de l’armée yéménite ; mais il apparaît évident, dès 2017, que l’Iran fournit une série de systèmes aux irréguliers. L’affaire est d’autant plus évidente lorsque les Houthis développent leurs actions d’interdiction navale et de frappe vers Israël, dès le 19 novembre 2023. Elles vont rapidement comprendre des tirs, combinés ou non, d’OWA-UAV, de missiles de croisière antinavires et, surtout, de missiles balistiques antinavires (ASBM), et des tentatives d’abordage et de capture. Le 3 décembre 2023, trois bâtiments sont touchés : l’Unity Explorer, le Number 9 et l’AOM Sophie II. Le Maersk Hanghzhou est touché le 30 décembre. Le Strinda est touché le 11 janvier 2024 et le Swan Atlantic une semaine plus tard. Le 15 janvier, le vraquier Gibraltar Eagle devient le premier navire au monde dont l’attaque par un engin balistique antinavire est confirmée. Le lendemain, l’US Navy détruit quatre missiles balistiques antinavires, mais un autre atteint le vraquier Zografia. L’Asef, dérivé du Fateh‑313, le perce à proximité de la proue, en son milieu, avec un angle de 45° environ, sans le couler. Le 24 janvier, trois missiles balistiques antinavires sont lancés contre le MV Maersk Detroit (deux interceptés, un à la mer). Deux jours plus tard, le Marlin Luanda est touché. Un autre missile est tiré le 31 janvier et est intercepté.
L’essentiel des attaques, des tentatives d’attaque et des survols de drones se produit à proximité immédiate de Djibouti. Comme on le constate, les actions des Houthis se poursuivent après le déclenchement de la campagne aérienne américano-britannique lancée le 12 janvier. Entre le début de leurs actions et le 31 décembre 2023, 28 attaques d’ASBM ou d’OWA – UAV sont lancées : 13 font mouche – mais sans couler de navires – et 15 sont ratées, qu’elles soient ou non interceptées. Certes, le nombre de bâtiments affectés aux interceptions restera limité durant cette première phase aiguë des opérations – se limitant aux USS Carney et Graveley (9) (classe Arleigh Burke), au HMS Diamond (classe Daring, Type‑45), le Languedoc abattant par ailleurs trois drones avant d’être relevé par l’Alsace. Si, sur le plan tactique, les performances des SM‑6 et autres Aster sont soulignées – mais aussi l’importance des défenses terminales, dont sont dépourvus les bâtiments français (10) –, le résultat stratégique est une redirection du trafic maritime vers le cap Horn, ce qui implique de franchir, entre Singapour et Rotterdam, 1 800 nautiques en 36 jours contre 500 nautiques en 26 jours par le détroit de Bab el-Mandeb.
Avec des moyens aérobalistiques relativement limités, l’Iran aura été en mesure de poser un sévère problème aux lignes de communication maritimes ; last but not least, sans payer le prix qu’aurait eu un blocus du détroit d’Ormuz, qui représentait le scénario historique, par sa marine ou celle des Gardiens de la révolution. L’action par procuration s’avère donc efficace, d’autant plus qu’elle se double d’actions contre Israël, par drones et missiles balistiques interposés. Évidemment, ces dernières ne changent pas la donne de la guerre de l’État hébreu contre le Hamas, mais elles permettent de faire consommer des munitions et, plus significativement, de faire poindre le risque d’un embrasement régional tout en permettant de renforcer la position de l’Iran.
Stratégiquement parlant, le coup est donc bien joué ; d’autant plus que ce n’est pas le seul. Des attaques au moyen de capacités aériennes iraniennes mises en œuvre par des proxys visent des bases américaines : les 18 octobre et 20 novembre 2023 et 20 janvier 2024 en Irak contre la base d’Al-Asad (drones et missiles balistiques) ; le 18 octobre et le 1er novembre contre Al-Tanf (Syrie) ; le 8 novembre et le 25 décembre contre la base aérienne irakienne d’Al-Harri ; en novembre et en janvier contre des positions américaines en Syrie ; le 2 janvier en Jordanie, à coups de drones (trois soldats américains y perdent la vie, 47 autres sont blessés). Là aussi, l’Iran est préservé. Des attaques aériennes sont lancées à partir du 27 octobre 2023 ; y compris une attaque par drone dans Bagdad contre Mushtaq Talib al-Saidi, l’un des principaux responsables du Haraka al-Nujaba, l’un des groupes directement impliqués dans les attaques antiaméricaines, à la suite de laquelle le gouvernement irakien demandera le départ des troupes de Washington le 5 janvier 2024. Les actions de représailles américaines culminent le 2 février, avec un raid de deux B‑1B partis des États-Unis contre des positions en Syrie et en Irak.