La stratégie hybride fluide/solide de Téhéran gagnante ?
Là aussi, Téhéran apparaît comme le grand gagnant. D’une part, les actions américaines sont « en représailles », se situant certes dans le déclaratoire, mais si elles dégradent sans doute une partie des capacités des groupes pro – iraniens – que ce soit d’ailleurs au Yémen comme en Syrie ou en Irak –, c’est sans aboutir à une liquidation en bonne et due forme de la mosaïque de ces groupes. Surtout, ces groupes sont nés et ont évolué dans un environnement hostile, tout en bénéficiant d’un encadrement des Gardiens de la révolution, qui ont passé les 33 dernières années à observer les modes opératoires américains. Autrement dit, ils sont naturellement aptes aux actions C3D2 (Cover, camouflage, concealment, deception, denial), œuvrant à limiter les dégâts causés par les frappes aériennes.
D’autre part, les actions américaines ont pour effet de renforcer le prestige des groupes affiliés à l’Iran, mais aussi d’agacer l’Irak, devenu un terrain de jeu d’influence privilégié de l’Iran. La poursuite des actions américaines amplifie ce mouvement, le gouvernement irakien oscillant entre volonté – déjà exprimée en 2020 – de faire partir les forces américaines encore présentes, reproches faits à Washington et considération du fait qu’un désengagement américain laisserait le champ totalement libre à l’Iran. Il n’en demeure pas moins que la position américaine dans la région est considérablement fragilisée. Finalement, c’est un jeu de force bien plus délicat qu’on pourrait le penser qui se joue. Pour preuve, quelques jours avant les raids américains du 2 février, le Kataib Hezbollah, groupe irakien pro – iranien accusé d’être derrière les attaques du 28 janvier, annonçait suspendre ses actions.
On peut y voir un effet de dissuasion découlant des raids américains contre les groupes houthistes – et anticipant une riposte américaine directe –, mais la réalité est dans doute plus prosaïque : il s’agit d’aller toujours un peu plus loin avant de se rétracter pour garantir sa survie. À ce jeu, Téhéran garde la main : l’Iran peut s’appuyer sur de nombreux groupes plus ou moins proches, partout dans la région, qui sont prêts à jouer sa partition tout en bénéficiant d’une stratégie des moyens aériens particulièrement originale. Comme l’Ukraine sans marine, mais qui produit des effets navals, Téhéran, avec une force aérienne vieillissante, produit des effets stratégiques importants avec des moyens aériens loin d’être sophistiqués. De quoi faire méditer sur la notion de puissance…
Notes
(1) Sur ce sujet, voir Alexandre Sheldon-Duplaix, « Modernisation médiatisée des forces navales iraniennes », Défense & Sécurité Internationale, no 165, mai-juin 2023.
(2) Philippe Langloit, « De nouvelles aéronavales ? Les avatars de la robotisation », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 94, février-mars 2024.
(3) Voir Héloïse Fayet, « Les dynamiques du nucléaire militaire au Moyen-Orient au regard de la crise iranienne », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 88, février-mars 2023.
(4) Un reste en service. Le B‑747‑200 a également été reçu à dix exemplaires, ravitaillables en vol, pour des missions de transport lourd, pour lesquelles il a été choisi contre le C‑5 Galaxy.
(5) La première tranche aurait été de 160 appareils, avec 140 en option.
(6) Pierre Razoux, La guerre Iran-Irak. Première guerre du Golfe (1980-1988), Perrin, Paris, 2013.
(7) Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.
(8) Sur les dialectiques entre ces espaces : Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux. Retour vers le futur, Wiley, Londres, 2016.
(9) Ce dernier sera ciblé, abattant à coups de Phalanx un engin houthiste.
(10) Un débat presque systématiquement rejeté – assez incroyablement au vu des quinze dernières années de prospective navale – au motif que les leurres et la guerre électronique suffisent. Si la marine soulignera, dans la foulée de la destruction de drones houthistes que le coût de ce qui est protégé importe plus que celui des missiles utilisés en défense, il faut aussi constater les limites d’une telle approche, tant en termes de salve effectivement utilisable qu’en termes d’efficience budgétaire.
Légende de la photo en première page : Deux Saeqeh. Cette version iranisée du F-5 n’a pas été produite en grand nombre. (© mh.jahanpannah/Shutterstock)