Cette évolution est en grande partie corrélée à la situation sur le front ukrainien. Deux jours avant l’invasion de l’Ukraine, le 22 février 2022, la Russie et l’Azerbaïdjan signaient déjà une déclaration de coopération alliée qui élevait leurs relations au rang d’alliés stratégiques, y compris au niveau militaire. Au lendemain de l’invasion, l’importance gagnée par l’Azerbaïdjan en tant que pays qui, grâce au corridor nord-sud, constitue des routes alternatives pour le transport de gaz et de marchandises russes vers l’Iran et l’Inde, était indéniable. Le pays est aussi devenu essentiel pour contourner les sanctions économiques occidentales et, avec le soutien indéfectible qu’il reçoit de la Turquie, est un partenaire de taille dans le bras de fer diplomatique qui l’oppose à l’Occident sur la scène internationale. Par ailleurs, aussi bien l’Azerbaïdjan que la Russie sont farouchement opposés à toute extension de l’influence occidentale dans le Caucase du Sud, position partagée également par l’Iran, comme en témoignent le mécontentement et les menaces proférées d’une seule voix par Moscou et Bakou face au déploiement en Arménie d’une mission d’observation de l’Union européenne (UE) en réponse à l’agression de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie en septembre 2022.
La position de la Russie vis-à-vis de l’Arménie a, elle, évolué dans un tout autre sens et on assiste à ce jour à une crise sans précédent dans l’histoire des relations entre les deux pays. Si cette détérioration ne date pas d’hier — la révolution de Velours qui avait permis à Pachinian de renverser en 2018 le gouvernement autoritaire et pro-russe du parti de Kotcharian et de Serge Sarkissian était vue avec appréhension à Moscou —, ces relations sont en chute libre depuis septembre 2022. La Russie, liée à l’Arménie par des accords de défense mutuelle, avait alors laissé faire l’agression de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie et refusé de condamner l’occupation de ses territoires souverains. L’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) — un équivalent russo-centré de l’OTAN, rassemblant derrière Moscou six autres États de la CEE (Arménie, Bélarus, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan, Tadjikistan) —, qui avait alors été appelée à réagir par Erevan, a simplement proposé de dépêcher une commission d’enquête. L’Arménie a depuis gelé sa participation à l’Organisation et refusé de s’acquitter de sa contribution de membre.
La passivité russe face à l’épuration ethnique du Haut-Karabagh en septembre 2023, zone dont la Russie avait la responsabilité, a été interprétée en Arménie comme la connivence de Moscou avec le régime d’Aliyev et a fini de parachever la rupture. Pachinian s’est dès lors engagé dans un pivot à 180 degrés en direction de l’UE et des États-Unis et a affirmé vouloir sortir à terme de l’OTSC. L’Arménie a exigé le retrait des services de sécurité russes de l’aéroport Zvartnots d’Erevan, ainsi que des troupes russes stationnées à sa frontière avec l’Azerbaïdjan (7). Elle a en parallèle intensifié ses relations avec la France qui a ouvert un consulat dans la région du Syunik (Sud de l’Arménie) et a conclu plusieurs contrats d’armement avec Erevan. Le 5 avril dernier, lors d’un sommet à Bruxelles réunissant la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le chef du service extérieur Josep Borrell et le secrétaire d’État américain Antony Blinken, l’Arménie a obtenu une aide de 270 millions d’euros destinée à renforcer sa coopération avec l’UE et la poursuite de ses réformes démocratiques ainsi qu’à atténuer sa dépendance économique à la Russie (8). Le 11 juin, l’Arménie signait avec les États-Unis un accord d’assistance mutuelle des autorités douanières qui renforce notamment la coopération des deux pays en matière de défense (9).
Dans ce virage à l’ouest, la signature d’un traité de paix avec l’Azerbaïdjan apparait comme essentielle pour le gouvernement arménien actuel qui y voit une manière de neutraliser l’influence russe. Elle est par ailleurs activement appuyée par ses partenaires occidentaux qui ont tous accueilli avec enthousiasme l’accord de démarcation dans la région du Tavush, sans déplorer ou même évoquer le rapport de force inégal dont il a été le fruit. Là où le bât blesse est que l’Azerbaïdjan, au même titre que les autres voisins de l’Arménie, notamment la Russie et l’Iran, est farouchement opposé à un quelconque rapprochement de l’Arménie avec l’UE. Si aujourd’hui l’Arménie et l’Azerbaïdjan discutent sans intermédiaires, avec pour résultat des décisions arméniennes prises sous la contrainte, c’est du fait de la pression exercée par Bakou qui a exclu toute implication de l’UE. Cette dernière avait pourtant, jusqu’à la guerre de septembre 2023 servi de plate-forme pour les négociations arméno-azerbaïdjanaises. Depuis, Bakou n’a de cesse de conspuer le rôle de l’UE qu’il juge délétère dans son soutien à l’Arménie et de revaloriser celui de la Russie avec laquelle il partage les éléments de langage anti-occidentaux.
L’économie arménienne reste aussi structurellement dépendante de la Russie avec, en matière d’énergie, une dépendance quasi totale. Elle est de ce fait extrêmement vulnérable aux mesures de rétorsion économique et commerciale de la part de la Russie. En même temps, le pivot vers l’ouest, malgré certains signes encourageants, demeure incertain. L’UE investit notamment massivement dans les nouvelles routes de la soie (middle corridor), destinées à connecter la Chine et l’Europe en contournant la Russie, et dans lesquelles l’Azerbaïdjan occupe une place privilégiée. Elle est aussi le principal partenaire économique de l’Azerbaïdjan dont elle achète le gaz, sans égards pour le piètre bilan des droits humains du pays et les scandales de corruption liés à la diplomatie du caviar. En d’autres termes, malgré les nombreuses violations des droits humains et une posture anti-occidentale, l’UE continue d’inonder Bakou d’argent et, de ce fait, contribue à renforcer un gouvernement antidémocratique qui reste hostile à l’Arménie, cela même après avoir chassé tous les Arméniens du Haut-Karabagh et restauré son intégrité territoriale.