Les effets politiques du désespoir
Si les troubles domestiques et les reconfigurations géopolitiques occupent le devant de la scène de l’analyse politique de la région aujourd’hui, on aurait tort de perdre de vue le choc dévastateur qu’a provoqué dans la société arménienne la perte du Haut-Karabagh et la dispersion de sa population. L’absence de conséquences directes ou de sanctions internationales sur le pouvoir azerbaïdjanais face à ce qui a été un cas d’école d’épuration ethnique, mais aussi la poursuite d’un accord de paix avec l’Azerbaïdjan qui fait l’impasse sur les droits des Arméniens du Haut-Karabagh (droit au retour et au dédommagement notamment), montre le peu d’égard des leaders politiques et des institutions qui les lient pour le destin et les aspirations des peuples, dans un ordre international qui en fait systématiquement des sujets secondaires, relevant au mieux de considérations humanitaires ou de la gestion de crise. On aurait aussi tort de croire que, le conflit du Haut-Karabagh ainsi réglé, la voie vers une normalisation des relations arméno-azerbaïdjanaises, malgré un certain nombre d’obstacles, ne serait de ce fait qu’une question de temps, et qu’il suffirait de l’encourager.
On voit comme le conflit s’est déplacé sur le territoire arménien. Le président azerbaïdjanais n’a d’ailleurs pas attendu que les quelques kilomètres de la frontière dans le Tavush soient démarqués pour exiger de l’Arménie le changement de sa Constitution (dont le préambule fait référence au Haut-Karabagh) comme préalable à la signature d’un accord de paix et d’un droit de passage extraterritorial sur ce qu’il appelle le « corridor du Zanguezour » — une route devant connecter Bakou avec son exclave du Nakhitchevan à travers la frontière sud que l’Arménie partage avec l’Iran —, demande qu’Erevan rejette catégoriquement mais qui est appuyée aussi bien par la Russie que par la Turquie. Le Haut-Karabagh continue donc d’avoir des effets politiques bien au-delà de sa territorialité. Dorénavant sous le contrôle complet de l’Azerbaïdjan qui y a initié de vastes chantiers de construction d’infrastructures et de complexes hôteliers, les traces arméniennes y sont détruites ou falsifiées (10).
Face à cette asymétrie de pouvoir et aux tentatives du gouvernement arménien d’éviter à tout prix une prochaine confrontation militaire avec l’Azerbaïdjan, la question du Haut-Karabagh arménien et de son peuple est tue dans le débat public, voire réprimée. L’arrestation de trois maires du Haut-Karabagh au moment même où ils participaient aux manifestations aux côtés de Bagrat Galstanian semble en effet politiquement motivée (11). À travers l’indignation que suscite le transfert de territoires du Tavush, c’est pourtant aussi du Haut-Karabagh qu’il s’agit dans ces manifestations, alimentées par l’incompréhension, le traumatisme, le sentiment d’injustice et le désespoir que cette expérience récente cause. Toute tentative de normalisation avec l’Azerbaïdjan, en plus de révéler davantage le manque d’intérêt d’Aliyev pour la perspective de paix — lui qui tire son monopole de pouvoir de la continuité d’un antagonisme avec l’Arménie —, se heurtera en Arménie au retour du refoulé. La question du Haut-Karabagh, à la lumière de l’histoire arménienne, recèle un potentiel insurrectionnel qu’il serait avisé de prendre en compte dans la mise en place de politiques devant promouvoir la normalisation pacifique et la stabilité dans la région.
Notes
(1) International Republican Institute, Center for Insights in Survey Research, « Public Opinion Survey : Residents of Armenia », décembre 2023 (https://digital.areion24.news/247).
(2) @sammartirosyan9, « A couple of days ago the leader of the opposition “Tavush for Motherland” movement Bagrat Galstanian introduced “Arthur Brothers” to the crowd. […] », publication sur X (Twitter) du 6 juin 2024 (https://digital.areion24.news/v4x).
(3) Trend News Agency, « President Ilham Aliyev scores another win : Armenia hands back four villages of Gazakh district to Azerbaijan », 19 avril 2024 (https://digital.areion24.news/hi3).
(4) Gabriel Gavin, « Armenian PM : We’ll hand Azerbaijan some territory to avoid a new war », Politico, 19 mars 2024 (https://digital.areion24.news/zug).
(5) Tigran Grigoryan, Karena Avedissian, « Police Misconduct Against Opposition MPs », Civilnet, 4 juin 2024 (https://digital.areion24.news/80cdf8).
(6) Seule une quinzaine de personnes, toutes d’un âge avancé, sont demeurées dans le Haut-Karabagh.
(7) Gabriel Gavin, « Russia to withdraw troops from Armenia’s border », Politico, 9 mai 2024 (https://digital.areion24.news/xmj).
(8) Ani Avetisyan, « European Union, United States woo Armenia with economic assistance package », Eurasianet, 8 avril 2024 (https://digital.areion24.news/ukt).
(9) U.S. Department of State, Office of the Spokesperson, « Joint Statement on U.S.-Armenia Strategic Dialogue Capstone », 11 juin 2024 (https://digital.areion24.news/kqk).
(10) CHW©, « Wreckage upon wreckage in Kalbajar », ArcGIS StoryMaps, 16 juin 2024 (https://digital.areion24.news/9yi).
(11) Tigran Grigoryan, Karena Avedissian, op. cit.
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