Magazine Moyen-Orient

Stratégies et dilemmes de la sécurité alimentaire en Égypte

À partir des années 2000 et à la suite du démantèlement de l’URSS, la Russie et l’Ukraine, aux terres noires fertiles (tchernoziom), s’imposent progressivement comme des compétiteurs majeurs parmi les exportateurs de céréales, la Russie devenant le premier vendeur mondial de blé. Alors que cette dernière assurait seulement 1 % des exportations globales en 2001, elle représentait 26,4 % de celles-ci en 2018 et 15 % en 2021. Au cours de cette même année, l’Ukraine assurait quant à elle 51 % des importations égyptiennes de blé et 41 % de celles de maïs.

L’Égypte a cherché à diversifier ses sources d’importations en raison de la guerre et à réduire sa vulnérabilité vis-à-vis des approvisionnements en provenance de la mer Noire, mais elle reste fortement dépendante du blé russe, qui représentait 6,65 millions de tonnes pour la période de janvier à septembre 2023, soit six fois plus que le blé ukrainien (1,11 million de tonnes) et loin devant le roumain (332 000 tonnes). Sur cette même période, les exportations venant de Russie se sont accrues de 30 % par rapport à 2022, l’Égypte aspirant à devenir un hub de redistribution du blé russe en direction de l’Afrique. La priorité pour Le Caire reste toutefois l’approvisionnement quotidien de sa population, dont le pain demeure la base de l’alimentation. En témoigne le terme utilisé en arabe dialectal égyptien pour le désigner : « aish », « la vie ».

Les défis de l’approvisionnement en blé local

Alors que l’inflation (40 % en août 2023, selon le taux officiel) rend de nombreux produits alimentaires, notamment la viande, difficiles d’accès, le pain revêt une dimension vitale. Face aux incertitudes internationales et à l’instabilité des marchés, l’accroissement de la production nationale de blé est devenu un leitmotiv pour le pouvoir. L’Égypte cherche à accroître son autosuffisance et à diversifier les mesures en faveur de l’approvisionnement local en blé. Sur les quelque 20 millions de tonnes de blé consommées dans le pays par an, environ 12 millions sont importées et les 8 millions restantes sont fournies par les producteurs locaux, qui vendent au secteur privé et pour partie au gouvernement. Le terme générique de « producteurs locaux » regroupe à la fois des milliers de petits paysans, qui disposent de quelques ares dans le delta ou sur les rives du Nil et qui produisent pour le marché et pour leur autoconsommation, et une poignée de grandes entreprises en partie financées par des capitaux étrangers et produisant sur de vastes superficies irriguées sous pivot au sein des espaces désertiques.

Le gouvernement se targue même d’atteindre le chiffre ambitieux de 65 % d’autosuffisance en blé. Si cette perspective semble difficile à réaliser, les autorités ont pris une série de mesures concrètes pour augmenter les livraisons de blé local dans les silos gouvernementaux. Lors de la récolte 2022, un décret a été publié interdisant le transport de blé sans autorisation préalable, cela afin de réduire les ventes au secteur privé, et imposant une obligation de vente par les producteurs de 60 % de leur récolte (par unité de surface) au gouvernement. Si les pratiques de contournement ont été nombreuses pour continuer à vendre à un meilleur prix aux commerçants privés, cette décision met en avant le caractère stratégique et prioritaire de la sécurisation des stocks de blé pour le pays. Les achats gouvernementaux sont notamment consacrés au programme de pain subventionné, qui représente environ la moitié de la consommation du blé en Égypte et dont bénéficient plus des deux tiers de la population.

Dans le contexte d’inflation forte, les paysans égyptiens, déjà touchés par plusieurs décennies de désengagement de l’État, se retrouvent en difficulté, expliquant pour certains qu’il leur est plus rentable d’utiliser leur récolte de blé pour nourrir le bétail (seulement quelques têtes pour la majorité d’entre eux), plutôt qu’acheter du maïs devenu trop coûteux. Pour répondre aux revendications des producteurs locaux, le gouvernement a dû augmenter à plusieurs reprises son prix d’achat du blé. Pour la saison 2023 (d’avril à fin août), environ 3,8 millions de tonnes de blé ont ainsi été achetées par le gouvernement au prix fixé de 1 500 livres égyptiennes pour 150 kilogrammes (environ 45 euros au taux de novembre 2023), augmentant le prix de 50 % par rapport à la saison précédente (1 000 livres) sans toutefois être en mesure de suivre le rythme de l’inflation.

La chaîne de valeur ne s’arrête évidemment pas à la production ni à l’achat de la céréale, et les défis pour l’Égypte sont nombreux à chacune des étapes suivantes : stockage, transformation, distribution, consommation. Environ 4,4 millions de tonnes de blé (soit 20,6 % de l’offre totale de blé provenant de la production nationale et des importations en 2017-1018) sont perdues ou gaspillées tout au long de la chaîne de valeur de la céréale en Égypte (2). C’est notamment le stockage qui a concentré l’attention des pouvoirs publics avec le lancement, en 2014, d’un projet national de construction de 50 silos à travers les 27 gouvernorats du pays. Quinze ont ainsi été construits en 2016-2017 par l’entreprise égyptienne Arab Contractors, acteur indissociable des grands projets étatiques depuis la période Anouar el-Sadate. Ce projet de silos est soutenu par les fonds souverains de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, ainsi que par l’engagement de divers bailleurs de fonds internationaux. La Commission européenne et l’Agence française de développement (AFD) ont débloqué au printemps 2023 une facilité de 60 millions d’euros afin d’accroître la capacité de stockage des céréales. Destinés au blé en priorité (mais potentiellement à d’autres grains), les silos permettront une augmentation de 12 % de la capacité actuelle de stockage de blé de l’Égypte, soit environ 420 000 tonnes. L’objectif est d’assurer de bonnes conditions de stockage sur une période de dix-huit mois, réduisant les pertes jusque-là trop nombreuses liées aux intempéries et aux attaques de parasites et de nuisibles.

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