L’étape du stockage joue en effet un rôle clé pour permettre au pays d’améliorer la gestion de ses approvisionnements et d’ajuster ses réponses aux besoins locaux comme aux chocs externes, cela alors que les rendements en blé pourraient baisser de 10 à 20 % d’ici à 2060 en raison du changement climatique en Afrique du Nord. Plus largement, la sécurité alimentaire égyptienne doit reposer sur une diversité de stratégies et jouer sur différents tableaux : encourager la production locale ; sécuriser les importations auprès de pays fournisseurs considérés comme fiables et capables de fournir aux prix les plus compétitifs (quitte à revoir ou « passer outre » certaines considérations géopolitiques) ; mais aussi réfléchir à des partenariats productifs à l’international, à l’instar de projets d’investissements égyptiens en Afrique subsaharienne (Gabon, République démocratique du Congo, par exemple), qui restent toutefois incertains.
Le pain, objet politique
Pour comprendre la chaîne de valeur du blé et le rôle du pain en Égypte, la place des subventions alimentaires et les défis de leur réforme sont un sujet incontournable. Les subventions à la consommation, issues du système de rationnement de la période de la Seconde Guerre mondiale, ont été renforcées et systématisées, des années 1950 aux années 1970, sous les présidences de Gamal Abdel Nasser puis d’Anouar el-Sadate. Dans le contexte de négociations avec le FMI en janvier 1977, l’annonce de coupes dans les subventions entraîne des manifestations massives et oblige Anouar el-Sadate à renoncer à sa réforme dès le lendemain. Les subventions alimentaires vont par la suite se maintenir et peser un poids important dans le budget national au fur et à mesure que la population s’accroît, mais aussi au gré de l’évolution des marchés internationaux et des aides extérieures. Le pain subventionné, dont bénéficient environ 70 millions d’Égyptiens, représente près de 3 milliards de dollars et plus de 2,5 % du budget national. Ce programme de subvention du pain a atteint, ces dernières années, jusqu’à 60 % du montant global des subventions à l’alimentation.
L’élection à la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi en mai 2014, ainsi que le prêt du FMI accordé en 2016 et conditionné à des mesures de restriction budgétaire et de changement économique, précipitent la réforme des subventions. À la suite de la révolution de 2011 puis de l’éviction de Mohamed Morsi (1951-2019) en juillet 2013 après un an à la tête de l’État, la « reprise en main » du pays par Abdel Fattah al-Sissi et la recherche par tous les moyens de stabilité sociale et politique imposent une rhétorique et une mise en scène politiques singulières de cette réforme (3). Selon les propos du maréchal-président, elle viendrait « remettre en marche le train du développement de l’État qui s’est arrêté quarante ans plus tôt », à savoir lors des premières tentatives avortées de réformes. Progressivement, la nécessité de restructuration fait son chemin dans la société égyptienne, mais elle n’en demeure pas moins complexe à mener dans le cas des produits alimentaires alors que les niveaux de pauvreté s’accroissent en Égypte, notamment dans le sud.
Si les subventions à l’énergie sont ciblées en priorité et touchées par des coupures drastiques, la réforme du programme de subventions alimentaires est donc conduite de façon plus mesurée en raison de sa dimension sensible et potentiellement explosive. Pour l’année fiscale 2023-2024, une baisse de 12 % est prévue avec 4,1 milliards de dollars alloués aux subventions alimentaires, contre une enveloppe précédente de 4,7 milliards. Depuis 2014, les produits subventionnés, à l’exception du pain, sont accessibles dans le cadre d’un nouveau système de « smart card ». Celle-ci, caractérisée par une allocation mensuelle de 50 livres (1,50 euro) par personne, permet au bénéficiaire d’acheter des denrées parmi une liste d’environ 32 produits dans des magasins participant au programme. Ce nouveau principe de transfert monétaire rompt ainsi avec le système précédent qui autorisait uniquement l’achat de trois denrées de base à bas prix : l’huile, le riz et le sucre. De nombreuses voix ont cependant dénoncé l’inefficacité de ce nouveau système et pointé du doigt les multiples ruptures de stock empêchant l’achat effectif des produits présents sur la liste, dans un contexte de tensions généralisées sur les denrées alimentaires, de manque de devises étrangères et de difficultés financières majeures de l’État – par exemple, la dette extérieure est estimée à 150 milliards d’euros.
Alors que les prix de nombreux produits subventionnés augmentent, le pain « baladi » (« local », en arabe) semble toujours intouchable. Pour combien de temps ? Annoncée en 2021 par Abdel Fattah al-Sissi comme une mesure devenue elle aussi incontournable, l’augmentation du prix du pain subventionné n’a finalement pas été mise en œuvre en raison des répercussions de la guerre russo-ukrainienne (et alors que des effets de celle de Gaza sont à attendre), de l’augmentation rapide du coût de la vie et de la dévaluation de la livre égyptienne qui vient renchérir les produits importés. Le pain demeure donc vendu cinq piastres l’unité, chaque bénéficiaire individuel ayant droit à cinq miches par jour. Des mécanismes plus « subtils » ont toutefois été mis en œuvre pour parvenir à réduire, malgré tout, le poids budgétaire du pain subventionné. Parmi les leviers actionnés par le gouvernement, le poids du pain a été revu à la baisse en août 2020 : chaque miche pèse désormais 90 grammes, contre 110 auparavant.
Or les bénéfices budgétaires de ce type de mesures demeurent limités, et il faut rappeler combien la capacité de l’Égypte de maintenir ce système coûteux de subventions doit aussi s’analyser à l’aune du soutien financier décisif des monarchies de la péninsule Arabique. Elles rivalisent d’influence face aux perspectives de contrats et de partenariats économiques avec ce poids lourd démographique et pivot de la région Afrique du Nord/Moyen-Orient. n
Notes
(1) Delphine Acloque, « Le front pionnier agro-désertique égyptien, par-delà rural et ruralité ? », in EchoGéo, no 54, 2020.
(2) Yigezu A. Yigezu et al., « Food Losses and Wastage along the Wheat Value Chain in Egypt and Their Implications on Food and Energy Security, Natural Resources, and the Environment », in Sustainability, vol. 13, no 18, 2021.
(3) Marie Vannetzel, « Visées allogènes et endogènes de la réforme des subventions à la consommation en Égypte », in Égypte/Monde arabe, no 20, 2019, p. 127-155.
Légende de la photo en première page : Un vendeur de pain dans une rue du Caire, en septembre 2022. © Shutterstock/Marco Polo’s Rhino