Ce qui se passe dans la région indo-pacifique est aujourd’hui crucial, que ce soit pour la prospérité ou pour la sécurité nationale des États-Unis, avec des implications mondiales. Ce scénario devrait se poursuivre dans un avenir prévisible, tant l’Indo-Pacifique constitue pour Washington l’épicentre de la géopolitique du XXIe siècle.
Le consensus, parmi les fonctionnaires de l’administration et l’ensemble de l’establishment de la sécurité nationale au sein de ce que les connaisseurs appellent le « Washington Beltway » (1), est que les développements européens, malgré la guerre entre l’Ukraine et la Russie, constituent une distraction indésirable par rapport à l’objectif régional principal de l’Amérique. Comme l’a suggéré le président Biden dans sa stratégie de sécurité nationale 2022, pour les stratèges américains, l’Indo-Pacifique est « l’épicentre de la géopolitique du XXIe siècle » (2).
Après les années perturbatrices de l’administration Trump, Joe Biden s’est réengagé avec prudence dans la région depuis son entrée en fonction en janvier 2021. Mais une analyse minutieuse de la stratégie indo-pacifique de Biden, d’autres documents politiques disponibles, des témoignages de responsables de l’administration devant le Congrès et, surtout, des initiatives de l’administration, révèle, de manière peut-être surprenante, que les administrations Trump et Biden partagent certaines similitudes stratégiques marquées dans leur approche de la région. Toutes deux lui accordent la plus haute priorité en tant que source essentielle de croissance économique, d’innovation technologique et de marchés en expansion. Toutes deux considèrent donc que le statut des États-Unis en tant que « puissance du Pacifique » est primordial. Et toutes deux sont prêtes à engager des ressources diplomatiques et militaires considérables dans la région pour soutenir la présence américaine.
Les différences entre les deux administrations sont de deux ordres. La première, qui n’est peut-être pas surprenante pour un public européen, réside dans leur ton général — évident à la fois dans les documents officiels publiés par chacune et dans les commentaires formulés par les responsables américains militaires et civils engagés dans la région. En clair, les responsables de l’administration Trump ont souvent omis de poursuivre le processus normal de consultation diplomatique lorsqu’ils traitaient avec des partenaires régionaux. Lui-même avait l’habitude de formuler des commentaires dérangeants tant à l’égard des alliés (le Japon doit quadrupler son soutien financier aux troupes américaines stationnées au Japon) que des adversaires (Trump est « tombé amoureux » de Kim Jong-un).
La seconde différence, sur laquelle nous nous focaliserons ici, est bien plus substantielle : l’administration Biden s’est concentrée sur l’« approfondissement » d’une stratégie indo-pacifique développée d’abord par l’administration Obama et soutenue ensuite par Trump. Cette stratégie est largement conforme à une évaluation croissante de la Chine en tant que « concurrente », « rivale » et que certains appelleraient maintenant, « adversaire ». La rivalité est évidente dans certains éléments de la politique commerciale et technologique, notamment dans l’adaptation des chaines d’approvisionnement mondiales. Certains parlent de « de-risking », un terme que se sont désormais approprié les décideurs politiques européens. Au niveau national, le CHIPS and Science Act (2022) cherche à stimuler « la compétitivité américaine, à rendre les chaines d’approvisionnement américaines plus résistantes et à soutenir notre sécurité nationale et l’accès aux technologies clés » (3). Mais c’est dans le domaine militaire que cette stratégie de rivalité est la plus apparente, où une stratégie d’approfondissement est évidente dans l’engagement de ressources plus importantes dans divers domaines, notamment les opérations de liberté de navigation (FONOPs), les exercices militaires et la création ou l’expansion de bases militaires. C’est sur ces questions que nous allons maintenant nous pencher.
Plus de continuité que de changement
La sagesse conventionnelle suggère que les alliés, les partenaires et même les adversaires des États-Unis préfèrent que ces derniers soient cohérents. Réagir et répondre aux grands changements stratégiques américains, voire aux revirements, en matière d’opérations et de tactiques est souvent perturbant. Pour les alliés et partenaires régionaux de l’Amérique, le changement de ton de Joe Biden, et son intérêt pour la diplomatie, sont les bienvenus après les commentaires mercuriens de Donald Trump. Comme l’explique un observateur, « le style de Trump était et continuera d’être grandiloquent, chaotique et perturbateur. Biden, en revanche, a poursuivi une diplomatie de haut niveau soigneusement chorégraphiée et séquencée, conçue pour gérer les tensions et empêcher que des accidents ou des malentendus ne débouchent par inadvertance sur un conflit. » (4)
La rhétorique sur les priorités n’est bien sûr qu’une partie de l’histoire. Il est certain qu’il y a eu des divergences entre les deux, particulièrement évidentes dans certaines parties de l’agenda économique. Le domaine du libre-échange régional en est une illustration, en particulier l’interruption par l’administration Trump des négociations sur le Partenariat transpacifique (TPP) [voir l’entretien avec É. Mottet p. 31], qui a laissé aux États-Unis peu d’influence dans le domaine des négociations commerciales. Le TPP, en l’absence des États-Unis, s’est transformé en un Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (CPTPP) qui comprend 11 États, rivalisant avec le Partenariat économique régional global (RCEP) dirigé par la Chine — un accord de libre-échange Asie-Pacifique entre 15 États qui représente plus de 30 % de l’économie mondiale (5). Compte tenu de ces alternatives, il n’est pas surprenant que M. Biden ait inspiré des efforts visant à revenir sur cette décision et à former un accord commercial régional comparable, le Cadre économique indo-pacifique pour la prospérité (IPEF). Mais cette initiative a échoué, avec ses tentatives de définir l’agenda de l’IPEF en termes d’établissement de normes dans des domaines tels que l’économie numérique, les droits du travail et la résilience de la chaine d’approvisionnement, plutôt que de se concentrer sur le libre-échange.
Les efforts législatifs de l’administration Biden, tels que la loi sur la réduction de l’inflation et les initiatives « Buy American », ont été plus cohérents avec l’agenda économique de son prédécesseur. Ces initiatives visent à créer des barrières au transfert de technologie vers la Chine, par le biais d’un processus de découplage des chaines d’approvisionnement mondiales, et à renforcer les capacités manufacturières des États-Unis. Mais le découplage s’est avéré problématique, la croissance des emplois manufacturiers a été lente (6) et les conséquences de ces politiques anti-libre-échange ont maladroitement compliqué les relations de son administration avec les partenaires commerciaux européens qui ont préconisé un processus de « délocalisation amicale » entre « partenaires de confiance » plutôt qu’une délocalisation nationale protectionniste. En résumé, les initiatives économiques stratégiques de l’administration Biden se sont révélées mitigées en termes de stratégie indo-pacifique, avec des implications extra-régionales.