Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Une année décisive ? L’approfondissement de la stratégie américaine dans l’Indo-Pacifique

Opérations de liberté de navigation (FONOPs)

Le département de la Défense des États-Unis entreprend des FONOPs depuis 1979. Les FONOPs américaines sont conformes à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) ; elles ont été entreprises par toutes les branches de l’armée américaine ; elles sont rapportées de manière intentionnellement transparente ; et elles visent à contester « les revendications maritimes excessives fondées sur le principe plutôt que sur l’identité de l’État côtier qui affirme la revendication » (15). Conformément à leur approfondissement progressif, les États-Unis ont augmenté le nombre de FONOPs dans l’Indo-Pacifique au cours des dernières années. En fait, en 2019, l’administration Trump a autorisé neuf opérations. Signe de son intention, en 2021, l’administration Biden a porté ce nombre à 19 avant de revenir à neuf en 2022, ses ressources étant mises à rude épreuve par les événements en Europe (voir figure 2).

Le défi de l’axe Moscou-Pékin dans un contexte de conflictualité mondiale exacerbée

Sur le plan opérationnel, l’Amérique a été relativement discrète dans la région indo-pacifique en 2023, son attention ayant été largement détournée par les événements survenus dans les zones d’opérations de l’Europe et du Moyen-Orient. Les guerres en Ukraine et en Israël ont représenté un défi majeur, non seulement pour l’armement et l’entrainement des soldats, mais aussi pour le renforcement de la dissuasion dans les pays environnants afin d’éviter une guerre plus étendue.

Néanmoins, les activités coordonnées croissantes entre la Chine et la Russie dans la région indo-pacifique présentent un intérêt crucial pour les forces américaines. Après des manœuvres navales conjointes initiales en 2021, elles ont de nouveau attiré l’attention des responsables américains en 2023 lorsqu’elles ont envoyé une patrouille navale combinée de onze navires pour croiser près des eaux territoriales américaines au large des iles Aléoutiennes. En réponse, la marine américaine a suivi les marines russe (RFN) et chinoise (PLAN) avec quatre destroyers et des avions P-8 Poseidon. Plus tôt dans l’année, un garde-côtes américain isolé et un C-130 Hercules ont suivi un « groupe d’action de surface » combiné de la RFN et de la PLAN près du détroit de Béring. Si ces actions navales ne sont pas nécessairement menaçantes, elles impliquent une volonté croissante de la Chine et de la Russie de défier les États-Unis au-delà du Pacifique occidental, plus près du territoire américain. Elles rappellent que ces deux pays ne sont pas satisfaits du statu quo mondial et qu’ensemble, ils représentent un formidable défi maritime.

En gardant ce défi à l’esprit, le risque inévitable de cette nouvelle stratégie d’« approfondissement » est la menace d’un engagement excessif de ressources précieuses, déjà mises à l’épreuve par les guerres en Ukraine et à Gaza. L’envoi de deux porte-avions et d’engins de soutien en Méditerranée orientale à la suite de l’attaque du Hamas, puis le positionnement de navires en mer Rouge dans le cadre d’une coalition internationale visant à contrecarrer les attaques des Houthis contre les navires, ne sont que deux exemples récents de la manière dont les forces navales américaines peuvent être détournées de leur mission principale dans la région indo-pacifique par des événements imprévus. 

La question importante est de savoir si les États-Unis peuvent maintenir ces opérations dans le temps tout en dissuadant Pékin dans la région indo-pacifique. La réponse est probablement négative, car la taille absolue et la capacité relative de leurs forces continuent de diminuer. Les Européens, notamment Emmanuel Macron, ont reconnu cette insuffisance potentielle en affirmant que les forces navales européennes ont un rôle à jouer en tant que puissances du Pacifique. Mais il reste à savoir si cette capacité — et cet engagement — européens sont suffisants pour compenser l’écart entre les stratégies mondiales et régionales de l’Amérique et sa capacité à appliquer une puissance forte pour rassurer ses alliés et ses partenaires et dissuader ses adversaires potentiels.

Notes

(1) Du nom du périphérique encerclant la capitale américaine. L’expression « Inside the Beltway » désigne par métonymie tous les organismes politiques et médiatiques de la ville liés au gouvernement fédéral (NdlR).

(2) The White House, « National Security Strategy », octobre 2022, p. 37 (https://​digital​.areion24​.news/​27u).

(3) The White House, « Fact Sheet: One Year after the CHIPS and Science Act, Biden-Harris Administration Marks Historic Progress in Bringing Semiconductor Supply Chains Home, Supporting Innovation, and Protecting National Security » (9 aout 2023) (https://​digital​.areion24​.news/​qv0).

(4) Leslie Vinjamuri, « What Another Trump-Biden Showdown Means for the World », Foreign Policy (3 janvier 2024) (https://​digital​.areion24​.news/​wav).

(5) « Asia-Pacific partnership creates new ‘centre of gravity’ for global trade », UNCTAD, 15 décembre 2021 (https://​unctad​.org/​n​e​w​s​/​a​s​i​a​-​p​a​c​i​f​i​c​-​p​a​r​t​n​e​r​s​h​i​p​-​c​r​e​a​t​e​s​-​n​e​w​-​c​e​n​t​r​e​-​g​r​a​v​i​t​y​-​g​l​o​b​a​l​-​t​r​ade).

(6) James Politi, Colby Smith and Sam Learner, « US manufacturing jobs at highest levels since 2008 but growth is slowing », 8 juillet 2023 (https://​www​.ft​.com/​c​o​n​t​e​n​t​/​8​c​d​7​3​c​4​4​-​d​4​7​f​-​4​5​4​1​-​a​6​3​0​-​c​8​2​4​a​0​f​c​1​b1d).

(7) Stephen Biddle and Ivan Oelrich, « Future Warfare in the Western Pacific: Chinese Antiaccess/Area Denial, U.S. AirSea Battle, and Command of the Commons in East Asia », International Security, vol. 41, no. 1. (Summer 2016), p. 12 – 13.

(8) Cité par Michael Beckley, l’amiral Phil Davidson prédit que « dans les six prochaines années, l’armée chinoise “surpassera” celle des États-Unis et “modifiera de force le statu quo” en Asie de l’Est ». Michael Beckley, « America Is Not Ready for a War with China: How to Get the Pentagon to Focus on the Real Threats », Foreign Affairs, 10 juin 2021 (https://​www​.foreignaffairs​.com/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​u​n​i​t​e​d​-​s​t​a​t​e​s​/​2​0​2​1​-​0​6​-​1​0​/​a​m​e​r​i​c​a​-​n​o​t​-​r​e​a​d​y​-​w​a​r​-​c​h​ina).

(9) Department of Defense, « Fact Sheet: Department of Defense Concludes ‘Decisive Year’ in the Indo-Pacific Region », 27 décembre 2023.

(10) Trump White House, « Statement Of Administration Policy », 21 juillet 2020 (https://​digital​.areion24​.news/​24s).

(11) Comptroller, Department of Defense, « Defense Budget – Fiscal Year 2024 », mars 2023.

(12) Luke A. Nicastro, « U.S. Defense Infrastructure in the Indo-Pacific: Background and Issues for Congress », Congressional Research Service Report, 6 juin 2023, p. 1.

(13) Seth Robson, « Air Force plans to bring some mothballed Indo-Pacific bases back to life », Stars and Stripes , 31 aout 2023.

(14) Luke A. Nicastro, op. cit.

(15) U.S. Department of Defense Freedom of Navigation (FON) Program Fact Sheet (28 février 2017).

Légende de la photo en première page : Le 25 septembre 2023, le président américain Joe Biden prend une photo de famille avec les dirigeants participant à la seconde édition du Forum des iles du Pacifique, devant la Maison-Blanche. À cette occasion, le président américain a annoncé de gros investissements pour développer des projets d’infrastructures dans la région et une coopération maritime renforcée. Il a également annoncé reconnaitre officiellement les Iles Cook et Niue comme des États indépendants avec qui Washington établira des relations diplomatiques. Le prochain sommet doit se tenir en 2025. (© White House/Adam Schultz)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°78, « L’Indo-Pacifique à la croisée des puissances », Février-Mars 2024.
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