Comment voyez-vous, en tant que militaire professionnel, l’évolution de la situation militaire en Europe ?
Craignez-vous une possible attaque russe contre un membre de l’OTAN ?
Le général Steve Thull. Dans un monde globalisé, qui le devient chaque jour un peu plus en raison d’une interconnectivité grandissante résultant du progrès technologique induit par la numérisation, la situation sécuritaire ne peut plus simplement être prise en compte au niveau local, voire régional, mais doit l’être à l’échelle mondiale. Les tensions montantes dans la région de l’Indopacifique font en sorte que les alliés de l’OTAN avoisinant cet espace s’impliquent activement, y inclus sur le plan militaire, dans la préservation de la stabilité sécuritaire de cette zone. Il s’ensuit que les Européens sont de plus en plus responsabilisés pour prendre en charge les problématiques liées à la sécurité externe sur leur continent et dans leur voisinage.
La situation militaire en Europe se caractérise par une dégradation de son environnement stratégique et la persistance des crises dans son voisinage : Afrique du Nord, Sahel, Moyen – Orient et Europe orientale. S’ajoute à ces instabilités un glissement vers des politiques à tendances populistes et nationalistes dans un nombre croissant de pays européens. Cette évolution fait que la recherche de solutions aux problématiques globales est en général plus le fait du niveau national que du niveau interétatique avec comme corollaire un risque accru de non – résolution des grands enjeux. En Europe, c’est avant tout une Russie de plus en plus agressive et assertive qui conditionne la situation militaire avec l’annexion de la Crimée en 2014, le soutien dans la foulée des séparatistes prorusses dans le Donbass ukrainien et la guerre d’agression à grande échelle contre l’Ukraine depuis février 2022.
En mars 2022, l’UE a publié sa « boussole stratégique » et en juin 2022, l’OTAN adoptait son nouveau concept stratégique. Les deux documents prévoient le renforcement de la posture militaire des deux organisations. La capacité de déploiement rapide de l’UE (Rapid deployment capacity – RDC) ainsi que le concept otanien de dissuasion et de défense de la zone euroatlantique (Deterrence and Defence of the Euro – Atlantic Area – DDA) en sont les émanations sur le plan militaire et servent à mieux garantir les intérêts de sécurité des États membres respectifs. Les nouvelles lignes directrices de la Défense luxembourgeoise à l’horizon 2035, publiées en mai 2023, tiennent compte de ces documents d’orientation stratégique en matière de défense.
La dissuasion de l’OTAN repose sur la combinaison des capacités nucléaires et conventionnelles. L’objectif en est de dissuader toute attaque contre un Allié en signifiant que toute agression entraînerait une réponse militaire collective rapide et décisive. Étant donné la dégradation de la situation sécuritaire sur la périphérie de l’Europe depuis bien plus d’une décennie, il n’est pas surprenant que l’article 5 du traité de l’OTAN regagne en importance et que la préparation des troupes au combat à haute intensité redevienne la première priorité de l’Alliance. Sur le terrain, cette nouvelle orientation est marquée par une montée en puissance des missions essentiellement dédiées à la dissuasion. La conséquence en est l’adoption d’une approche à 360° par l’OTAN, avec une extension de sa présence militaire sur son flanc est.
Sur base du concept DDA, l’Alliance a élaboré toute une famille de plans pour sauvegarder la liberté et la sécurité de ses citoyens. Elle a mis en place un nouveau modèle de forces (NFM) pour répondre aux menaces actuelles et futures : 300 000 militaires peuvent être déployés en 30 jours par rapport à 40 000 militaires dans le modèle précédent. Sous 180 jours, 500 000 troupes supplémentaires peuvent être engagées. Des investissements dans des technologies de défense avancées ainsi que l’amélioration de la mobilité des troupes sont également prévus. S’y ajoute que l’OTAN organise régulièrement des exercices militaires à grande échelle pour s’assurer que ses forces soient prêtes à répondre à toutes les sortes de scénarios de crise envisageables. Ces exercices améliorent l’interopérabilité entre les forces alliées et démontrent la capacité et la volonté de l’OTAN à défendre la zone euroatlantique. En outre, cette montée en puissance de l’OTAN, en matière de dissuasion et de défense, a été renforcée par l’adhésion de la Finlande (31e membre en avril 2023) et de la Suède (32e membre en mars 2024).
D’un autre côté, une Ukraine particulièrement combative, courageuse et résiliente, soutenue par l’UE et les pays membres de l’OTAN, a un effet négatif sur les capacités d’attaque russes face à l’Europe. Jusqu’à présent, les objectifs stratégiques de gains territoriaux de la Russie semblent se concentrer sur l’Ukraine et la sphère postsoviétique. Le mode opératoire de la Russie le plus probable à court terme est de recourir à des tactiques de guerre hybride, telles des cyberattaques, des campagnes de désinformation et des opérations clandestines, à des fins de déstabilisation des pays de l’OTAN sans pour autant déclencher une guerre ouverte.