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Europe et religion, les faux-semblants de la sécularisation

La sécularisation de l’Europe et l’organisation séculière que constitue l’Union européenne pourraient suggérer qu’il n’est guère pertinent d’envisager le religieux comme enjeu majeur des sociétés qui les composent. En réalité, cette échelle d’analyse est particulièrement éclairante des recompositions politiques et religieuses qui s’y déploient.

En Europe, trois tendances se distinguent : une pluralisation du croire ; des conflictualités de plus en plus liées à la religion ; un religieux comme ressource axiologique et identitaire privilégiée du politique.

Sécularisation et pluralisation du croire 

L’Europe est nettement clivée du fait de son histoire religieuse. L’Ouest et le Centre sont de tradition catholique, le Nord est majoritairement protestant (de même que l’Allemagne — en réalité plus multiconfessionnelle que protestante — et la Suisse), l’orthodoxie est davantage répandue à l’Est, le Sud-Est connait une forte influence de l’islam. Ces clivages sont nés d’une époque durant laquelle les unités politiques et religieuses étaient encore liées : les sujets devaient adopter la religion de leur souverain. 

Ce découpage marque encore les traditions des sociétés européennes, même s’il perd en acuité. Les régimes de séparation entre États et religion sont divers, entre la séparation stricte de la laïcité française et des régimes de séparation plus souples, tels qu’en Hongrie ou au Portugal. Des Églises officielles demeurent (en Angleterre ou encore à Malte), un État quasi-théocratique se maintient (le Vatican), d’autre régimes sont, enfin, de cultes reconnus (à l’exemple de l’Allemagne, de l’Italie, du Portugal, ou même de l’Alsace-Moselle).

L’Europe comporte cette autre spécificité d’être la région du monde dans laquelle le processus de sécularisation s’est le plus déployé. Il suppose, selon la définition proposée par José Casanova, une différenciation entre des sphères politique, économique, scientifique d’une part, et religieuse d’autre part ; un déclin des croyances et pratiques religieuses ; une privatisation du religieux. Si les sciences sociales ont considéré jusqu’à la fin des années 1990 que la sécularisation était inéluctable et impliquait la fin du religieux, ce paradigme est aujourd’hui largement remis en cause. S’il y a bien sécularisation, la religion n’a pas disparu pour autant. S’observe davantage une recomposition des croyances, entre déprivatisation du religieux, montée des sans-religion (les nones), multiplication et diversification de l’offre spirituelle. Cette sécularisation, en outre, n’affecte pas l’ensemble de l’Europe de façon linéaire : le déclin des croyances et pratiques touche davantage l’Ouest que l’Est du continent, et est plus sensible parmi les jeunes générations.

Ces évolutions sont la conséquence de plusieurs facteurs, parmi lesquels figurent l’individualisation et la pluralisation du croire. L’individualisation est corrélée à la crise qui touche l’ensemble des institutions des sociétés occidentales depuis les années 1970. Elles perdent en légitimité et ne sont plus considérées comme dépositaires uniques d’une vérité, transcendante pour ce qui relève du religieux. En résulte une « explosion des petits bricolages rituels » selon l’expression de Danièle Hervieu-Léger (1). Ainsi, selon l’enquête European Values Survey de 2018, en France, 49 % des catholiques ne croient pas au paradis, 64 % ne croient pas à l’enfer, 37 % ne croient pas aux miracles. De même, 18 % des Français se disent non religieux, mais spirituels ; 7 % des sans-religion croient en un dieu personnel. 

La pluralisation du croire résulte quant à elle d’une diversification religieuse, principalement liée aux migrations. De nouvelles communautés et organisations religieuses se développent dans des régions d’Europe dans lesquelles elles étaient auparavant marginales ou inexistantes. L’immigration du Sud de l’Europe vers le Nord protestant, celle plus récente de l’Est vers l’Ouest du continent, et le flux croissant d’immigrants en provenance de pays islamiques ont eu un impact significatif sur l’augmentation de la diversité religieuse de l’Europe. Cela favorise un redécoupage des frontières religieuses ; l’islam en particulier devient une réalité européenne par les milliers de musulmans présents et établis sur le continent, citoyens européens.

Une religion facteur de conflictualités

Si la fin des guerres de religion du XVIIIe siècle, de même que la sécularisation des sociétés, laissaient supposer que le religieux ne pouvait plus être cause de conflits inter- et intraétatiques en Europe, les dernières décennies du XXe siècle ont balayé cette vision. La religion peut encore jouer un rôle déterminant dans le déclenchement et le déroulement des guerres, particulièrement lorsqu’elle constitue un marqueur ethnique structurant des populations. Le conflit nord-irlandais ou encore la guerre des Balkans en sont l’illustration. En Irlande du Nord, les motivations sous-jacentes aux hostilités étaient plus politiques que religieuses. Cependant, elles visaient à préserver la domination du protestantisme ou la défense du catholicisme, selon les acteurs considérés. De même dans l’ex-Yougoslavie, les religions ont constitué des marqueurs identitaires des diverses nationalités en conflit : l’orthodoxie domine chez les Serbes, les Macédoniens ; le catholicisme chez les Croates, Slovènes, Hongrois ; l’islam pour une majorité des Bosniaques et des Albanais. La guerre russo-ukrainienne actuelle constitue un autre exemple d’un religieux qui joue tel un marqueur ethnique et « instrumentalisé » en ce sens. Les Églises orthodoxes d’Ukraine non rattachées au patriarcat de Moscou (PM) ont embrassé la cause nationaliste à la fin des années 2010, en tant que soutien à leurs propres velléités d’indépendance vis-à-vis de la Russie. À l’inverse, l’Église ukrainienne-patriarcat de Moscou est considérée comme une composante du « soft power  » religieux déployé par la Russie. Conséquence : les Ukrainiens se disent de moins en moins affiliés à l’Église ukrainienne-patriarcat de Moscou (voir le graphique ci-dessous), même si on ne peut exclure que le faible pourcentage relevé s’explique par la peur de se définir ainsi dans un contexte belliqueux. 

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