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Révolutions technologiques et pouvoir d’industrie : le nouveau visage des confrontations mondiales (Chine, États-Unis, Union européenne)

La conquête du leadership sur l’économie et la capacité à édicter les règles de la gouvernance mondiale sont un invariant historique du jeu des puissances. Il se caractérise aujourd’hui par un pouvoir qui a marqué l’histoire du capitalisme plus libéral ou plus protectionniste : la capacité de maitriser l’innovation, les technologies et l’industrie dans un contexte de réarmement économique général. Percevoir et comprendre cet invariant dans ses réalités contemporaines, tel est l’objet de notre regard à travers une lecture de la rivalité entre les deux hégémons — Chine et États-Unis — et de son « onde de choc » sur l’Europe.

Les politiques industrielles et de recherche — civiles et militaires — sont aujourd’hui un levier majeur des confrontations géoéconomiques. Elles opèrent à l’échelle mondiale selon une « logique techno-nationaliste » pour la domination des marchés, à la recherche de la suprématie stratégique, technologique et industrielle.

L’enjeu est bien la maitrise de la frontière des technologies critiques essentielles à la révolution industrielle accélérée par le changement climatique, la transition énergétique et fondée sur les innovations numériques. Au cœur de la guerre industrielle qui advient, une technologie s’impose et conditionne les logiques de domination à venir : l’intelligence artificielle (IA) générative. Elle est une source de « progrès auto-entretenu » vers d’innombrables découvertes scientifiques en un temps record. L’IA ouvre une rivalité industrielle magistrale à travers la fabrication des semiconducteurs.

Le capitalisme stratégique

Après des années d’hypermondialisation gouvernées par les dynamiques du marché, du libre-échange et du « technomondialisme », les États reviennent aux commandes des stratégies industrielles et d’accroissement de puissance par la technologie, la science et l’innovation, leviers de la sécurité nationale. L’emploi et l’application des doctrines de sécurité nationale s’appuient sur des leviers économiques tels que des mesures monétaires, le contrôle des investissements étrangers, les sanctions, les aides d’État et les subventions, les contrôles commerciaux sur l’énergie, les minerais et la technologie, les droits de douanes, le contrôle des exportations. À rebours de l’évolution des chaines de valeur des trente dernières années, ces mesures coercitives visent à découpler les relations économiques entre les nations. Véritables politiques d’endiguement, elles tendent à limiter les biens, les connaissances, les services, les ressources ou les technologies, dans le but d’obtenir un avantage géopolitique et de consolider les sphères d’influence des puissants pour le contrôle d’actifs et d’espace stratégiques. À cet effet, le droit y est instrumentalisé à travers des applications extraterritoriales, des sanctions et des stratégies de contrôle par les normes. Ces doctrines de réarmement économique sont nourries par une transformation profonde des représentations que développent les élites et les sociétés, à propos de la relation État – marché, de la gouvernance, de la technologie et de l’industrie, dans les relations internationales. 

À partir de ces premiers constats, nous concevons l’hypothèse selon laquelle cette centralité de l’industrie dans les confrontations géoéconomiques révèle une force déterminante des relations entre puissances « techno-nationalistes » : le pouvoir d’industrie. Nous le définissons comme la capacité d’élaborer, de légitimer et de mettre en œuvre les écosystèmes industriels stratégiques comme levier de pouvoir et de contrôle des règles du jeu économique et technologique. Nous empruntons ici le concept inventé par Eric Schmidt (voir bibliographie en fin d’article) de « pouvoir d’innovation » ou la capacité de créer des nouvelles technologies comme soft et hard power. Nous considérons que ce dernier contribue au pouvoir d’industrie au même titre que les standards et les normes, l’attractivité, mais aussi l’imaginaire collectif relatif à l’industrie. Nicolas Dufourcq, dans son enquête sur l’histoire de la désindustrialisation en France, montre comment les Français, collectivement, ont « expulsé » l’industrie de la société. Le pouvoir d’industrie, plus structurant, doit être envisagé au service des stratégies qui régissent les rivalités au sein des relations internationales pour la domination des marchés, mais aussi du système de gouvernance mondiale. De la part des hégémons, ce pouvoir contribue à imposer la forme de capitalisme correspondant à leurs intérêts. En effet, la nouvelle « grande transformation » que vivent nos sociétés et nos économies marque le retour du « capitalisme politique » de Max Weber, forme caractérisée par des liens étroits entre pouvoir politique et intérêts économiques.

Replaçons l’enjeu dans son contexte actuel. La forme moderne du capitalisme politique repose sur des politiques industrielles, de recherche et d’innovation au cœur des confrontations géoéconomiques : planification et R&D, soutien aux jeunes pousses industrielles, création de champions nationaux et soutien aux industries stratégiques pour la sécurité économique et militaire. En 2012, le stratégiste américain Richard D’Aveni publia un ouvrage prémonitoire à cet égard, sous le titre Strategic Capitalism : The New Economic Strategy for Winning the Capitalist Cold War. Il y alertait les décideurs américains et leurs alliés à propos d’un danger mortel : la montée en puissance du « managed capitalism », dirigé par les acteurs performants de la compétition mondiale avec en tête la Chine. Porté par cette dynamique, l’objectif de la Chine est de reprendre aux Américains le leadership économique mondial en devenant la puissance qui définira les règles du jeu économique et industriel. L’auteur alerte : « Si l’Occident n’agit pas rapidement , il risque de tout perdre face cette menace : la prospérité financière, la liberté économique, le pouvoir géopolitique, la sécurité nationale, voire les valeurs démocratiques ». En écho actuel, le récent dossier de la revue Foreign Affairs sous le titre « Can China Remake the world ? » (mai-juin 2024). 

Richard D’Aveni décrit par ailleurs la dynamique stratégique qui utilise le pouvoir d’industrie et porte le « but de guerre industrielle » : celle des sphères d’influence, organisations de combat économique dont l’objectif est la suprématie. Les principales caractéristiques d’une sphère d’influence sont les suivantes :

 le pouvoir d’établir un ensemble de règles de base du capitalisme auxquelles l’ensemble des parties prenantes se conforme ;

 le pouvoir de convaincre et d’aider les parties prenantes à modifier leur version du capitalisme pour la rendre compatible avec le système du leader ;

 le pouvoir de modeler la sphère économique des rivaux qui souhaitent jouer selon d’autres règles du capitalisme ;

 le pouvoir d’influencer les systèmes économiques mondiaux, les modèles commerciaux, la monnaie internationale, les systèmes financiers, les écosystèmes industriels, les normes et les règles de propriété intellectuelle. 

C’est bien selon ces pouvoirs que la sphère américaine fonctionne et que la Chine perturbe la sphère d’influence des États-Unis en « s’emparant » de nouveaux partenaires commerciaux (routes de la soie), en prenant des positions d’influence dans des institutions économiques et internationales, allant jusqu’à créer une institution internationale, la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures en 2014. 

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