Le pouvoir d’industrie chinois
En mars 2024, après que les Pays-Bas eurent décidé de bloquer les exportations d’ASML [fabricant hollandais de machines à imprimer des semiconducteurs] vers la Chine, le président Xi Jinping déclarait à l’attention des Occidentaux : « Aucune force ne peut arrêter le rythme du développement et du progrès scientifique et technologique de la Chine ».
La Chine déploie sa stratégie avec une vision de long terme et une volonté d’aboutir et de concrétiser (plan « China 2025 »). Les Américains et les Européens se sont reposés longtemps sur les forces du marché. S’exposant aux surprises stratégiques, ils n’ont pas — ou tardivement — adopté de plan directeur industriel à visée prospective pour un pilotage critique de l’IA, des semiconducteurs et des puces , mais aussi de l’accès aux métaux rares. Les analystes prévoient le leadership chinois en IA d’ici 2040. Dès 2006, la Chine domine avec plus de 58 000 publications scientifiques. En 2022, les chercheurs chinois sont à l’origine de plus de 155 000 articles, soit 40 % des publications mondiales. Les Européens les suivent avec 100 000 recherches publiées (« Rapport sur la propriété intellectuelle dans le monde en 2024 », OMPI). Toutefois, les industriels chinois reconnaissent leur retard. Ils demeurent dépendants de l’industrie et des fabricants américains dans le domaine des semiconducteurs, composants essentiels pour la mise en œuvre des recherches et donc de l’innovation. Le leader mondial américain Nvidia, fabricant de processeurs graphiques avancés, a détenu jusqu’à 90 % du marché chinois. Malgré la qualité de la planification et la vision de long terme, les stratèges chinois sont aussi sujets à la surprise stratégique ! Leur stratégie d’auto-suffisance est remarquable. Selon les industriels chinois, la capacité de production de puces évaluée à 5 % en 2018 s’élèverait à 30 % en 2023 (Usine nouvelle, 30 mai 2024).
Le pouvoir d’industrie s’exprime aussi à travers la capacité des États et des entreprises à former et attirer les compétences humaines. Ici, les leaders technologiques européens (dont le chinois Huawei) alertent sur le déficit européen à 2030 en matière de compétences « STIM » (sciences, technologies, ingénierie, mathématiques). Face aux besoins de l’industrie, évalués à 20 millions de talents, les professionnels pronostiquent un vivier de 12 millions à l’horizon 2030 (Euractiv, 2 mai 2024). Les chercheurs de l’Université de Georgetown aux États-Unis ont calculé qu’en 2025, les universités chinoises auront formé deux fois plus de docteurs dans ces disciplines que les Américains. Les autorités soulèvent la question de sécurité nationale que ce retard pourrait engendrer.
Le pouvoir d’industrie américain
Les États-Unis placent la maitrise de la frontière des technologies critiques comme pilier central de leur puissance. Le président américain est tenu par la loi de définir une stratégie dans ce domaine. Le pouvoir d’industrie américain s’évalue et s’apprécie selon la capitalisation boursière des industriels de l’Internet et désormais de l’IA générative. Les entreprises américaines qui dominent cette industrie représentent une part significative de la capitalisation mondiale dépassant à elles seules la capitalisation du CAC40, soit environ 12 000 milliards de dollars. La volonté américaine de renforcer leur suprématie dans l’IA se traduit par une concentration de capitaux — 46 milliards de capitalisation boursière. Le chiffre correspondant pour l’Europe est de 14 milliards (L’Opinion, 18 avril 2024).
La stratégie américaine de suprématie industrielle repose sur une série de textes de politique industrielle votés au Congrès à partir de 2020, afin de renforcer le financement fédéral de la recherche et des industries avancées : Endless Frontier Act, Strategic Competition Act, United States Innovation and Competition Act… Ces textes répondent au sentiment d’inquiétude grandissant des élites vis-à-vis de la montée en puissance technologique de la Chine. Des décideurs parlent d’une « position de leadership érodée et défiée par des concurrents étrangers ». En 2021, un think tank américain publie une étude sur le réseau des instituts provinciaux chinois d’informations scientifiques et technologiques d’appui à la recherche et à l’innovation. Le constat est éclairant. Face à ce réseau puissant et outillé d’intelligence technologique, les États-Unis ne sont plus à l’abri d’une « surprise stratégique » liée à une innovation technologique majeure. Plus récemment encore, deux universitaires américains identifient les dépendances construites durant des décennies de « fanatisme libéral » comme une faille de sécurité économique. Face aux dégâts stratégiques causés par la scission entre économie et sécurité, les auteurs prônent la création d’un « dispositif d’intelligence économique en matière de sécurité ». Il s’agit, comme au sein de l’Union européenne, de recréer les capacités de diagnostic/analyse des chaines de valeurs mondiales américaines, dont on ne sait plus identifier les menaces auxquelles elles sont exposées. Le Chips and Science Act vise à renforcer la capacité d’innovation et de production industrielle dans les semiconducteurs ou l’ordinateur quantique. L’Inflation Reduction Act, le navire amiral et son soutien majeur, structure l’actuelle stratégie industrielle des États-Unis pour reprendre notamment l’avantage face à l’Europe dans le domaine des énergies renouvelables.
Un pouvoir d’industrie européen ?
En 2020, Jean Pisani-Ferry écrit : « L’UE a besoin d’un changement de mentalité pour faire face aux menaces qui pèsent sur sa souveraineté économique. Elle doit apprendre à penser en tant que puissance géopolitique, définir ses objectifs et agir de manière stratégique ». Aujourd’hui, la bataille titanesque pour la puissance économique s’exprime « politique industrielle contre politique industrielle ». L’Union européenne a-t-elle la capacité de piloter ses sphères d’influence vis-à-vis de la Chine et des États-Unis à partir d’un pouvoir d’industrie convaincant ? Ici nous saute aux yeux un important décalage entre un réel réarmement reconnu à l’étranger et la réalité d’une puissance qui décroche. L’Europe se trouve l’otage des stratégies industrielles des deux hégémons de l’ère industrielle post-fossile.
L’Union européenne, en son sein la Commission, dessine une dynamique d’autonomie stratégique engagée lors de la présidence Juncker (Plan 2015). Elle est illustrée par une transformation emblématique du modèle de développement à travers sa nouvelle politique industrielle (2020, 2021), sa boussole stratégique et sa très récente doctrine de sécurité économique. Les décideurs européens ont engagé le débat stratégique relatif au modèle de développement de l’Union, à sa protection et sa nécessaire adaptation à la mondialisation. Ils modifient à des degrés différents leurs représentations de la relation de l’État et des institutions au marché, mais aussi leur représentation de la technologie et de l’industrie, de la place de l’économie et des valeurs européennes dans le monde et les relations internationales. Progressivement, la nécessité du réarmement économique fait son chemin avec une vision claire des relations internationales sur le plan économique : « derisking » et non « découplage » vis-à-vis de la Chine, « le rival systémique ».
En complément des politiques horizontales, la nouvelle stratégie industrielle de l’Union repose sur 14 écosystèmes industriels (Aérospatial/Défense, Agriculture/Agroalimentaire, Commerce…). Elle comporte plusieurs outils d’organisation et de pilotage : les alliances industrielles — batteries, hydrogène, données industrielles, semiconducteurs —, le suivi des dépendances stratégiques, une stratégie de puissance normative et le lancement de Projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) sur les secteurs industriels stratégiques avec une dérogation relative aux aides d’État.
En appui, la Commission a publié en juin 2023 un plan de sécurité économique fondé sur trois piliers consistant à promouvoir la compétitivité de l’Union, à se prémunir contre les risques et à conclure des partenariats avec le plus large éventail de pays possible afin de préserver les intérêts communs en matière de sécurité économique. Début 2024, elle enrichit son plan en proposant un meilleur filtrage des investissements étrangers dans l’UE, des actions dans le domaine du contrôle des exportations, le recensement des risques découlant des investissements sortants dans un nombre limité de technologies, un meilleur soutien à la recherche et au développement dans le domaine des technologies à double usage, le renforcement de la sécurité de la recherche au niveau national et sectoriel. Cette révolution copernicienne dans le logiciel européen de l’action économique préfigure une posture d’« Europe puissance » promue par la France. Mais elle voit son ambition réduite par les faiblesses structurelles de l’Union et par « l’onde de choc » des stratégies développées par les hégémons industriels.
Le rapport récent d’Enrico Letta sur l’avenir du marché unique a pour objectif d’éviter le « décrochage » du Vieux Continent face aux États-Unis. L’écart de richesse entre la zone euro et les États-Unis inquiète. Le taux de croissance du PIB américain (1993-2020) est supérieur de 50 % à celui de l’Europe. Depuis la crise sanitaire et avec l’augmentation des couts de l’énergie, l’Europe a perdu entre 20 et 25 % de compétitivité. Un autre rapport à paraitre, signé Mario Draghi, constatera que « l’organisation, le processus décisionnel et le financement de l’Union est conçu pour le monde d’hier, d’avant la rivalité entre grandes puissances ». Par ses choix stratégiques historiques, par ses faiblesses structurelles, l’Union se trouve l’otage géoéconomique des stratégies industrielles des États-Unis et de la Chine.
En effet, l’offensive américaine de l’Inflation Reduction Act produit deux effets redoutables : un réarmement de l’industrie nationale par la diffusion d’aides et de crédits d’impôts et le « siphonnage » des ressources des pays « alliés » en incitant les investisseurs et les « talents » de ces pays à se délocaliser aux États-Unis. La conséquence directe en est le détournement d’actifs industriels européens. Par ailleurs, le renforcement du pouvoir d’industrie contribue à la croissance et de ce fait crée un second détournement, celui de l’épargne européenne qui se valorise auprès des actifs américains.