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L’Union européenne et sa sécurité alimentaire

La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont agi comme des révélateurs puissants de ces dépendances : d’abord par les ruptures dans les chaines de valeur occasionnées par les confinements, ensuite par le biais des sanctions et autres embargos infligés à la Russie, qui ont eu pour répercussion d’assécher la source d’approvisionnement en engrais provenant de ce pays représentant près de 20 % des exportations mondiales (1). C’est pourquoi, face à cette source de vulnérabilité, l’UE affiche son ambition de préserver une sécurité alimentaire construite de longue date.

Des menaces à prendre en considération

Outre les réformes de la PAC qui, enclenchées en 1992, ont conduit à un affaissement des dispositifs de soutien, à une dégressivité des aides qui ont pu décourager les agriculteurs et aggravé le manque d’attractivité du métier, l’une des sources de l’insécurité alimentaire potentielle de l’UE réside dans son projet de neutralité carbone. C’est en effet en 2019-2020 que l’UE diffuse sa stratégie pour la décarbonation de l’économie et pour la sauvegarde de la biodiversité. Pour l’agriculture, ce sont les principes contenus dans le volet « De la ferme à la fourchette » (Farm to Fork) qui vont se déployer sur l’horizon 2030. Sans revenir sur ces principes désormais bien connus, il convient surtout de rappeler que ces ambitions agricoles ont donné lieu à des simulations réalisées par plusieurs organismes de recherche, par les services d’études de la Commission européenne ou bien par le ministère de l’Agriculture américain (USDA). Ces simulations convergeaient pour dire que l’application des principes de Farm to Fork conduirait à une diminution des volumes de production agricole de l’UE et, ipso facto, à un surcroit d’importations pour compenser le repli des productions (2).

D’une certaine manière, il a été considéré que le Pacte Vert pourrait constituer l’une des sources possibles, endogène, d’une érosion de la sécurité alimentaire de l’UE et d’une montée de sa dépendance. Certains États membres cherchent même, dans ce cadre européen, à aller plus loin. C’est le cas des Pays-Bas, qui ont engagé les éleveurs néerlandais sur la voie d’une décapitalisation dans les élevages laitiers, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre issues de l’exploitation des vaches. Une telle trajectoire peut conduire à une diminution des disponibilités laitières, dont seront victimes les industriels produisant des produits laitiers, obligés alors d’importer du lait pour poursuivre la production par exemple de fromages. Le cas français est similaire, dans la mesure où, articulée à la baisse du cheptel laitier, l’érosion des effectifs d’éleveurs de vaches laitières compromet à terme les disponibilités en lait pour les industriels. Pour des raisons climatiques ou de choix stratégiques relatifs à la transition écologique, d’autres secteurs pourraient voir leur production se contracter (blé tendre, sucre, par exemple).

L’ouverture commerciale de l’UE aux productions agricoles provenant de pays tiers forme une menace plus externe, bien qu’elle relève de négociations menées par une Commission qui est mandatée par les États membres. Par ouverture commerciale, il faut entendre la multiplication des accords de libre-échange bilatéraux. Ukraine (céréales, volaille), Chili (fruits, viande bovine), Nouvelle-Zélande (poudre de lait, beurre, viande ovine), sans doute Mercosur (viande bovine, de volaille, soja, sucre) à la fin de l’année 2024 (au Sommet du G7 de novembre à Rio de Janeiro), ces accords convergent pour accentuer la pression concurrentielle qui pèse d’ores et déjà et pèsera davantage sur les agriculteurs européens. Les importations de volaille et de blé en provenance d’Ukraine ont récemment constitué le signe annonciateur d’un affaiblissement des productions agricoles de l’UE à 27, une crainte qui s’est manifestée durant la phase de colère des agriculteurs durant l’hiver 2023-2024 (Pologne, Hongrie, Roumanie, France, Pays-Bas notamment). L’entrée de l’Ukraine dans l’UE risque de ce point de vue de bouleverser les équilibres agricoles dans l’UE, en renforçant les différentiels de compétitivité entre les producteurs. Les agriculteurs allemands ont, durant leur mouvement de contestation, implicitement exprimé cette crainte de voir l’Allemagne sombrer dans la dépendance si l’État fédéral persistait dans sa stratégie d’écologisation des pratiques agricoles (3).

Le double pari dangereux de l’UE

La proximité d’une signature de l’accord de libre-échange avec le Mercosur risque d’attiser la grogne des agriculteurs européens, et singulièrement français, d’autant plus qu’elle interviendrait après une année 2024 catastrophique pour les récoltes en céréales et en oléoprotéagineux. Cet accord ajouterait un maillon supplémentaire à la chaine des risques qui, sournoisement, pourrait éroder la sécurité alimentaire de l’UE.

La Commission européenne fait pourtant le double pari que cette sécurité alimentaire pourrait être préservée d’une part par un recours accru aux importations et, d’autre part, par l’intégration de l’Ukraine dans l’UE. Ces importations enfonceraient l’UE dans la dépendance, dans un contexte où la fin de la guerre en Ukraine semble une perspective encore bien lointaine. D’autres nations agricoles, conscientes des dangers qui s’accumulent, ont fait un choix différent, associant structurellement la sécurité alimentaire à la production. À l’image de bien d’autres domaines, l’histoire a montré que l’on pouvait déconstruire ce qui avait été solidement construit.

Notes

(1) Voir Thierry Pouch, « Les engrais minéraux : l’autre atout stratégique de la Russie », Les Grands Dossiers de Diplomatie, no 81, aout-septembre 2024, p. 32-33.

(2) Se reporter à Angelo Di Mambro, Marine Raffray, « La nouvelle politique agricole commune entre deux mondes », Le Déméter, « Agriculture et alimentation : la durabilité à l’épreuve des faits », IRIS éditions, 2023, p. 73-93.

(3) L’Allemagne affiche le plus gros déficit commercial agroalimentaire de l’UE (15 milliards d’euros en moyenne chaque année), donc une dépendance élevée vis-à-vis des importations. Voir à ce sujet Kristina Mensah, Bettina Rudloff (2023), « Épis et alliances. La politique agricole allemande, française et européenne, entre souveraineté alimentaire et environnement », Notes de l’IFRI, n35, décembre 2023, p. 1-30 (https://​rebrand​.ly/​s​e​x​g​u33).

Légende de la photo en première page : Alors qu’environ un tiers (33,2 %) des chefs d’exploitation agricole de l’UE étaient âgés de 65 ans et plus en 2020, et que seulement 12 % avaient moins de 40 ans, le groupe d’experts qui a remis un rapport sur l’avenir de l’agriculture à la présidente de la Commission européenne début septembre 2024 a notamment proposé de mieux cibler l’aide de la PAC vers ceux qui en ont le plus besoin, à savoir les petites exploitations, les jeunes, les nouveaux entrants et les agriculteurs installés dans des zones exposées aux aléas climatiques. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Diplomatie n°130, « L’Union européenne face à ses défis », Novembre-Décembre 2024.
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