Le plan d’action qui découle de cette vision du monde renouvelée commence à s’amorcer : la priorité absolue est de remporter la victoire en Ukraine pour contrer l’OTAN et l’UE. Et l’outil mis en valeur est un renforcement de toutes les organisations alternatives à celles du multilatéralisme occidental. Pour la sécurité en Eurasie, la Russie est appelée à développer encore l’Organisation de coopération de Shanghaï, déjà élargie à l’Inde et au Pakistan en 2017, ainsi qu’à l’Iran en 2023. Quant à l’échelon mondial, il doit être traité dans le forum des BRICS+, élargi en 2024 à l’Égypte, aux Émirats arabes unis, à l’Éthiopie et à l’Iran. Que ce soit dans le domaine diplomatique, sécuritaire, militaire, financier, monétaire ou encore scientifique, la Russie de 2024 souhaite construire des forums et des mécanismes, des partenariats et des plans d’actions d’où l’Occident est absent. Ni l’ONU de 1945, ni les institutions de Bretton Woods de 1944, ni même le G20, plus récent et plus large, ne peuvent plus, selon elle, être pertinents dans la mesure où ils seraient capturés par un Occident minoritaire et donc indûment dominant.
Du rapport de force global entre Occident et « Majorité mondiale » à l’action de la Russie, le tournant doctrinal est en cours : le pays revendique une forme de leadership dans la construction d’un monde alternatif à l’Occident. On voit l’évolution depuis la stratégie de 2015, entièrement structurée par la vision d’un monde polycentrique. De 2015 à 2024, la Russie a évolué : le monde multipolaire cède la place à la « Majorité mondiale » non occidentale. Et la Russie est au cœur de cette « Majorité mondiale ».
Dans les bottes de Vladimir Poutine : de l’ambition globale à la réalité locale
De cette vision du monde à l’action extérieure concrète de la Russie en Europe, en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique, il y a évidemment une certaine distance. La « doctrine Karaganov » est une vision du monde doublée d’une ambition globale à long terme. Si Michel Eltchaninoff a tenté une exploration « dans la tête de Vladimir Poutine », l’action réelle se confronte à des tendances structurelles. Les « bottes » de Vladimir Poutine s’appuient sur des réalités stables et buttent, parfois, sur des obstacles difficilement modifiables.
Plusieurs facteurs exogènes à la Russie déterminent en 2024 son action extérieure, la favorisent ou au contraire la handicapent.
La taille du territoire, le statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, l’héritage historique impérial et soviétique, les alliances bilatérales historiques confèrent à la Russie une empreinte stratégique de premier plan dans plusieurs régions d’intérêt direct pour elle. Les cours des hydrocarbures, des minerais et des denrées alimentaires restent élevés, même si le pic de 2022-2023 est passé : cela donne des débouchés aux entreprises russes à l’export et des recettes à l’État fédéral. La croissance du PIB que le FMI annonce pour la Russie en 2024 (+3,2 %) en atteste : la Russie appuie son action extérieure sur une conjoncture économique extérieure et intérieure plutôt favorable. Cela lui permet de porter son effort de défense à plus de 6 % du PIB en 2024 aux termes de la Loi de Finances 2024 et de confirmer son statut de puissance nucléaire. Cela lui permet également de conserver et animer un réseau diplomatique mondial (144 ambassades et 83 consulats). Les atouts structurels de la Russie demeurent donc, tout comme les faiblesses qui entravent son action : sa taille et sa crise démographique réduisent son poids en Asie ; les sanctions européennes et américaines lui ferment de nombreux débouchés et marchés de biens, de services et de capitaux ; la dépendance de son économie au secteur primaire (agriculture, industries extractives) : ces tendances structurelles qui donnent à la Russie un rôle international réel mais bien en-deçà du leadership global revendiqué à la faveur de la guerre en Ukraine.
À court et moyen terme, la politique extérieure concrète de la Russie promet davantage de continuités que de ruptures depuis l’historique décision d’envahir l’Ukraine en 2022. Sur la plupart des dossiers thématiques ou régionaux, la Russie de 2024 est engagée dans une confirmation des tendances lancées en 2022.
En Europe, l’objectif de la Russie demeurera inchangé : remporter une victoire militaire incontestable en Ukraine pour contrer l’OTAN et l’UE dans ce qu’elle considère comme ses zones d’influence (Europe centrale, Europe orientale, Arctique, Caucase). Avec l’Union européenne, la tendance au découplage conflictuel, subi et choisi, se confirme et s’accentuera sur tous les plans : économique, avec l’adoption par l’UE d’un 14e train de sanctions et avec le développement par la Russie de débouchés alternatifs non européens (Chine, Inde, Vietnam, Égypte, etc.). De plus en plus, la Russie promouvra le narratif selon lequel elle n’est pas avant tout une puissance européenne mais un acteur de la contestation de la domination européenne, notamment coloniale. Cela ne l’empêchera pas, au contraire, de cultiver ses liens avec des Européens non alignés ou dissidents comme la Hongrie de Viktor Orban, la Serbie d’Aleksandar Vucic, etc. afin de cultiver des dissensions. La déseuropéanisation de la Russie s’accentue.
Corollairement, en Asie et en Eurasie, la Russie accélère la tendance annoncée depuis les années 2000 au « pivot » vers le centre de l’économie-monde. Sur le plan institutionnel et stratégique, l’élargissement des forums non-occidentaux comme l’Organisation de Coopération de Shanghaï sera complété par un approfondissement de ses sujets d’intervention. Et l’action multilatérale se double d’un investissement très énergique dans plusieurs relations bilatérales : le traditionnel partenariat stratégique avec l’Inde en matière militaire et énergétique fait d’autant plus partie des priorités russes qu’il permet de contrebalancer « l’amitié sans limite » déclarée avec la République populaire de Chine. Quant aux affinités cultivées et proclamées avec la Corée du Nord, elles permettent non seulement des échanges de matériels militaires mais surtout de résister à la « vassalisation » annoncée de la Russie à l’égard de la Chine. Sur le plan économique, la Russie continuera à accentuer sa présence sur les marchés asiatiques dans ses domaines d’excellence traditionnels, mais surtout en matière énergétique et minière. Loin de trouver en Asie un large soutien à sa politique européenne, elle tentera de plus en plus de « s’asiatiser » pour trouver dans la région un champ d’action plus libre qu’en Europe, loin du conflit ukranien. En somme, en Asie, la Russie revendiquera un rôle pionnier dans la « Majorité mondiale », tout en assumant en réalité un statut de seconde zone par rapport aux grandes puissances régionales consacrées (Chine, Inde, Japon).
Quant au Moyen-Orient au sens large, il continuera de constituer pour la Russie un champ privilégié d’action en raison des leviers de puissance que la Russie a reconstruits récemment. Ses objectifs découlent très largement de sa stratégie européenne : s’appuyer sur des puissances en rupture (Iran, Syrie) ou en tension (Turquie, Égypte) avec l’Occident pour développer des partenariats militaires, énergétiques et commerciaux protégés des sanctions occidentales. Là encore, la vision globale se traduira en tactique locale souvent héritée de l’âge soviétique. Il y a une différence sensible entre faire fructifier son patrimoine diplomatique et révolutionner la mondialisation.
L’Afrique constituera sans doute le champ d’action privilégié de la Russie dans les années à venir, comme l’a annoncé le dernier sommet Russie-Afrique d’aout 2023, après la mise au pas de la société Wagner. Loin d’y proposer un rôle de « pionnier de la Majorité mondiale » ou d’avocat des peuples décolonisés ou encore de leader du Sud global, elle s’appuiera sur ses atouts confirmés pour contrer non seulement les anciennes puissances coloniales (France, Royaume-Uni, Belgique) mais aussi pour revenir dans la compétition avec les nouvelles puissances africaines que sont devenues la Chine, la Turquie et l’Inde. Là encore, les « bottes » russes sont plus pragmatiques et moins novatrices que la « tête » de Moscou. Les avantages promis par la Russie en Afrique subsaharienne sont circonscrits : protection des autorités politiques issues d’élections ou non par des sociétés militaires privées ; formation et équipement des forces armées pour lutter contre les groupes djihadistes ou sécessionnistes ; exploitation des ressources minières, exportations de denrées alimentaires, accords de coopération technique et universitaire. Il s’agit d’une reviviscence, à une échelle bien moindre, de la politique africaine de l’URSS.