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De la stratégie déclaratoire aux illusions incantatoires

Ces dernières années, on pouvait entendre à Paris de nombreux exercices d’autosatisfaction concernant l’atteinte du statut de « première armée d’Europe », par comparaison avec les performances de certains voisins – en particulier britanniques. C’était avant que, de l’Ukraine au Sahel en passant par la Nouvelle-Calédonie ou l’évolution des relations transatlantiques, des ruptures à répétition ne viennent éclairer d’une lumière crue les paradoxes de la politique de défense française et, au-delà, les problèmes d’équilibre entre missions et moyens qui affectent aujourd’hui l’ensemble des pays européens.

Pour visualiser le rapport entre missions et moyens, l’une des solutions classiques est de décomposer la stratégie générale en trois stratégies complémentaires : la stratégie déclaratoire, la stratégie opérationnelle et la stratégie des moyens. La stratégie déclaratoire correspond à la formalisation des objectifs nationaux : intérêts vitaux, lignes rouges, territoires défendus, valeurs promues, modèle soutenu, alliances privilégiées. Dans le cas français, on en trouve les fondements dans les Livres blancs, les Revues stratégiques et certains discours structurants des présidents de la République, en particulier en matière nucléaire. La stratégie opérationnelle, elle, relève du domaine proprement militaire. C’est la mise en œuvre de la stratégie déclaratoire, selon une doctrine, des modes d’action et une pratique singulière de la coopération interarmées et interalliés. Elle comporte elle aussi une dimension discursive, puisqu’on la trouve dans les documents conceptuels et les publications doctrinales des armées. Mais au – delà, adversaires comme alliés doivent surtout en constater les résultats opératoires, sur le terrain : là se trouve sa raison d’être. Enfin, la stratégie des moyens correspond aux capacités acquises pour que la stratégie opérationnelle soit en mesure d’incarner avec efficacité la stratégie déclaratoire nationale qui la surplombe. Cette stratégie des moyens renvoie aux systèmes d’hommes comme aux systèmes d’armes : elle se reflète dans la Loi de programmation militaire (LPM), mais surtout dans les crédits de paiement réellement accordés à chaque armée (et à la DGA) par cette dernière.

Le rapport entre ces trois variables dessine un triangle qui détermine ce que l’on appellera ici la configuration de crédibilité stratégique de chaque pays. Au sommet de ce triangle, la stratégie déclaratoire fixe un niveau de puissance à atteindre ou à conserver (cette « pointe » déclaratoire, notée D, sera positionnée sur une ordonnée plus ou moins haute selon les ambitions des pays concernés). Le socle à partir duquel se développe cette « pointe » est quant à lui déterminé par une droite de base liant le sommet O de la stratégie opérationnelle (le « comment » des voies) et le sommet M (le « avec quoi » des moyens). Plus le rapport entre la largeur de cette base O‑M et la hauteur du sommet D est équilibré, plus la politique de défense peut être dite « stable ». Et donc crédible, car cette équilatéralité relative du triangle est le signe d’une assise légitimant le niveau déclaratoire choisi (figure 1, voir ci-dessous).

« Base », « socle », « assise » : au – delà de sa simplicité schématique, la modélisation proposée permet de retrouver le sens concret de ces mots importants, et parfois galvaudés. On saisit par exemple que les problèmes sérieux commencent lorsque ce triangle s’éloigne de l’idéal-type d’équilatéralité entre fins, voies et moyens. Cela se produit lorsqu’un ministère de la Défense doit assumer une stratégie déclaratoire extrêmement ambitieuse (la volonté, exprimée par les décideurs politiques, d’intervenir dans chaque crise importante, qu’elle soit interne ou externe) couplée avec une stratégie opératoire en surchauffe (des armées réduites, sursollicitant leurs personnels sur plusieurs fronts, sans horizon réaliste de sortie de théâtre, au détriment de la qualité de l’entraînement), et une stratégie des moyens anémique (un niveau d’acquisition et de maintien en condition des matériels problématique, des objectifs de recrutement et de fidélisation non atteints). Dans ce cas, l’assise O‑M des savoir – faire opérationnels et des moyens, sous – financée, ne forme plus qu’une base réduite par rapport à l’ensemble (figure 2, voir ci-dessous). La pointe du triangle stratégique, celle du sommet D, artificiellement bloquée en ordonnée (les discours ne coûtent rien, pendant un temps du moins) s’étend alors démesurément par rapport aux deux autres sommets. Le déclaratoire prend la forme dégradée de l’incantatoire. Le centre de gravité (ou isobarycentre) du triangle, qui constitue aussi son point d’équilibre, s’élève à proportion. La politique de défense qui en résulte passe, au sens propre, en apesanteur. Arrivé à ce stade, on peut craindre que le moindre choc de moyenne intensité ne fasse trembler sur sa base et, finalement, vaciller ce triangle démesurément étiré et dépourvu d’assise suffisante. Au – delà se profile la mise en danger de la crédibilité opérationnelle du pays concerné. Voire, à long terme, le dépôt de bilan consécutif de ses ambitions diplomatiques. Le tout pour s’être – littéralement – payé de mots.

En Europe, le Royaume – Uni est considéré par certains analystes comme un exemple frappant de ce type de dérives. Le niveau de sa stratégie déclaratoire est en effet très élevé : Londres revendique un statut central dans l’OTAN, un rôle actif sur des théâtres aussi différents que l’Indopacifique (au travers de l’alliance AUKUS) ou l’Ukraine (avec un soutien en pointe vis-à‑vis de Kiev), sous l’égide post – Brexit d’une posture diplomatique volontariste, celle du Global Britain. Sur le papier, ces ambitions peuvent sembler justifiées (ou soutenues) par une équation O‑M vertueuse, le Royaume – Uni consacrant 2,1 % de son PIB à son effort de défense. Mais en dehors du fait que ce niveau de 2 %, fixé par l’OTAN, est en réalité arbitraire (pourquoi pas 2,5 ou 1,5 % ?), la vraie question est celle du rendement des investissements, plus que du volume des dépenses. Or, pour chaque livre investie, ce rendement laisse à désirer : perte de compétences clés (en particulier en matière navale), étalement de programmes, recrutement en berne, choix capacitaires discutables promettant un cauchemar en termes de MCO (F‑35), surcoût du programme nucléaire dû à une perte de maîtrise dans le domaine, qui pèse sur les autres postes. Le tout dans une période d’inflation prolongée. En mars 2024, la Commission des comptes publics de la Chambre des communes dénonçait vigoureusement cette situation : « Le ministère de la Défense (MoD) n’a pas démontré de manière crédible la manière dont il gérera son financement pour fournir les capacités militaires souhaitées par le gouvernement. […] La commission des comptes publics demande au gouvernement de contrôler plus fermement les marchés publics de la défense, alors que le déficit entre le budget du ministère de la Défense et ses besoins en capacités militaires n’a jamais été aussi important.(1) » Dans un rapport au vitriol de fin juin 2024, le National Audit Office a confirmé cette critique, en pointant un manque de près de 20 milliards d’euros pour acquérir de nouveaux équipements à l’horizon 2033.

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