Dans le contexte de violence quotidienne, d’humiliation et de ségrégation que les Palestiniens vivent en Cisjordanie occupée, les interactions « ordinaires » entre Palestiniens et colons sont peu connues. Pourtant, l’occupation militaire israélienne mise en place en 1967 ne les a pas éliminées ; elle les a transformées (1). Les deux populations entrent en relation sur le lieu de travail, dans certains commerces et, dans une moindre mesure, dans le cadre d’« initiatives de paix ». Il arrive que ces interactions évoluent vers des liens « amicaux », sans qu’ils puissent transcender les rapports de domination coloniale dans lesquels les deux groupes sont pris.
En 2021, quelque 720 000 colons habitent en Cisjordanie (395 000) et à Jérusalem (325 000), où ils jouissent des privilèges que leur confère la citoyenneté israélienne, tandis que les Palestiniens sont privés de droits humains et politiques fondamentaux. Si toutes les colonies sont illégales aux yeux du droit international – elles violent notamment l’article 49 de la IVe Convention de Genève de 1949 –, certaines le sont même au regard de la justice israélienne et sont connues pour abriter des activistes violents et racistes. Néanmoins, les motivations qui poussent des juifs à s’installer dans les Territoires occupés relèvent souvent d’une imbrication complexe d’idéaux théologico-politiques et d’impératifs économiques, les colons non religieux représentant deux tiers de cette population.
Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), entre le 1er janvier 2008 et le 19 août 2023, 6 395 Palestiniens sont morts et 151 927 autres ont été blessés à la suite d’une confrontation avec l’armée israélienne ou avec les colons (attaques sur des terres privées palestiniennes, répression de manifestations, opérations de fouille et arrestations, etc.) en Cisjordanie et dans la bande de Gaza (2). Entre 2005 et 2016, plus de 90 % des dossiers d’enquête sur des actions commises par des colons contre des Palestiniens et leurs biens, ouverts auprès de la police israélienne, ont été clos sans inculpation. Cette violence témoigne de la logique d’élimination de la population autochtone propre au colonialisme de peuplement, par opposition à l’exploitation économique du colonialisme « classique ».
Le cadre conceptuel du colonialisme de peuplement, traditionnellement mobilisé pour étudier l’histoire des États-Unis, du Canada et de l’Australie, est de plus en plus utilisé pour saisir les dynamiques contemporaines à l’œuvre en Israël-Palestine, où il se montre plus adapté et heuristique que le cadre du « conflit national » (3). La logique d’élimination caractéristique de cette typologie d’entreprise coloniale ne désigne pas uniquement la disparition physique des natifs, mais également leur assimilation au sein de la nouvelle société coloniale à travers les processus de ségrégation, de métissage, de conversion religieuse et d’incarcération. Ainsi, ce paradigme offre une grille de lecture plus pertinente pour analyser la situation des Palestiniens dans les Territoires occupés aussi bien que celle des Palestiniens de 1948, citoyens de l’État d’Israël.
Mais le colonialisme de peuplement ne peut pas être compris seulement à travers le système légal qui en assure le fonctionnement et la violence qu’il génère ; il ne se résume pas à la domination étatique, à la confiscation des terres autochtones et aux agressions physiques. C’est une expérience quotidienne de distinction et de suprématie qui engendre des pratiques ordinaires de domination et de résistance. Dans ce contexte, qu’est-ce qui explique que Palestiniens et colons entretiennent des relations « non conflictuelles » ? Dans quels cadres ces interactions ont-elles lieu et quels en sont les ressorts ? Comment façonnent-elles les identités palestiniennes ? Quelles perspectives donnent-elles à voir pour l’avenir de la vie palestinienne en Cisjordanie ?
Impossible séparation : des relations de « voisinage »
D’après l’anthropologue Hadas Weiss, le paysage d’Israël-Palestine doit être considéré comme une normalisation continue de la présence juive en Cisjordanie (4). La notion de « normalisation » désigne l’ensemble des pratiques et des interactions quotidiennes véhiculant l’idée que l’installation des colons en Cisjordanie est « normale ». Les échanges commerciaux formels et informels, les relations professionnelles et de « voisinage » marquent la réalisation symbolique et matérielle de ce processus.