Ces interactions méritent d’être appréhendées dans le cadre de la libéralisation économique à l’œuvre dans les Territoires occupés. Depuis la guerre des Six Jours de juin 1967 et surtout les accords d’Oslo de 1993 et 1995, la Cisjordanie est devenue le marché d’exportation le plus important pour Israël après les États-Unis, notamment pour les produits alimentaires. Jusqu’au déclenchement de la seconde Intifada (2000-2005), les transactions marchandes ont été réglementées et contraintes par la politique israélienne de séparation et par les choix économiques de l’Autorité nationale palestinienne (ANP), créée en 1994. En dépit de ces mesures, les trafics informels de biens de consommation courante (nourriture, jouets, tabac, vêtements, cosmétiques, médicaments, etc.) entre Israël et la Cisjordanie n’ont fait qu’augmenter. Parallèlement à ces échanges informels, un commerce formel a vu le jour, encouragé par le discours sur la « paix économique » comme solution au « conflit ». L’idée centrale dans cette pensée, épousée par nombre d’entrepreneurs israéliens et palestiniens, est que seules la coopération économique et la normalisation des échanges pourront fournir les bases d’une coexistence pacifique entre les deux parties, animées par les mêmes aspirations à l’ascension sociale. Cette vision vient consolider la position de supériorité économique d’Israël et fragiliser davantage une économie palestinienne déjà dépendante.
Le cas de la chaîne de distribution Rami Lévy montre comment un projet dicté par le pragmatisme économique est ensuite labellisé comme un « idéal de coexistence » (5). Cette chaîne de supermarchés, la troisième d’Israël, pratique des prix bas et a ouvert des succursales dans cinq groupes de colonies (Gush Etzion, Shaar Benyamin, Beitar Illit, Ariel et Ma’ale Adumim). Initialement conçus pour l’approvisionnement de la population juive des implantations, ces établissements ont obtenu l’appellation de « supermarchés de la paix » puisqu’ils emploient une main-d’œuvre israélienne et palestinienne, et comptent parmi leurs clients aussi bien des colons que des Palestiniens. Ces relations commerciales viennent s’ajouter à une autre réalité, celle de la main-d’œuvre palestinienne dans les colonies, avec ou sans permis. Environ 5 % des Palestiniens actifs de Cisjordanie (25 % si l’on ne considère que la zone C, sous contrôle total israélien) sont employés par des colons et par des sociétés israéliennes, ces dernières ayant massivement délocalisé leurs entreprises dans les Territoires occupés en raison du faible coût de la main-d’œuvre, du marché du travail captif et des ressources hydriques et agricoles à disposition. La situation s’est accentuée depuis la construction du mur en 2002, qui a séparé nombre d’agriculteurs de leurs terres et a entravé les opportunités de travail dans le commerce et le tourisme en Cisjordanie occupée.
Les relations marchandes et de travail sont parfois présentées par les Palestiniens et les colons comme des liens « amicaux », donnant lieu à de nombreuses formes de collaboration qui dépassent le cadre strictement professionnel et commercial. Pour expliquer ce phénomène, l’anthropologue Chiara Pilotto parle d’une « économie morale de l’amitié » qui réglementerait les échanges entre Palestiniens et Israéliens (colons et non) depuis 1967, lorsque des relations professionnelles ont été établies entre ces deux populations. En particulier, les rapports entre employeurs israéliens et travailleurs palestiniens sont devenus de plus en plus personnels, ces derniers évaluant les qualités morales des Israéliens sur la base de leur « humanité » partagée. La chercheuse a observé des scènes où les employeurs ramenaient les travailleurs au village après le travail ou des visites réciproques à la maison pour prendre le café (6).
Dans ce contexte, la notion de « voisinage » se fraye un chemin parmi une partie de la population de Cisjordanie. À l’apparence neutre, cette catégorie constitue la quintessence de la pensée néolibérale de la « paix économique » : les Palestiniens deviennent ainsi ces « voisins » moins chanceux qu’il est bon d’aider en leur proposant un emploi, le plus souvent pas déclaré et mal rémunéré. Tout se passe comme si Palestiniens et colons faisaient partie d’une même communauté : ils sont appelés, sur un pied d’égalité, à respecter la norme sociale du « bon voisinage ».
Les « initiatives de paix » entre Palestiniens et colons
Un phénomène controversé a également vu le jour depuis une dizaine d’années : un « mouvement pour la paix » né à l’initiative de colons se revendiquant pour la plupart du courant du sionisme religieux, l’idéologie sectaire à l’origine de la colonisation de la Cisjordanie. Il convient de rappeler que la présence même des colons sur des terres confisquées et occupées militairement par Israël en fait la raison principale de la mise à mal de tout processus de paix basé sur la doctrine de la solution à deux États, qui a guidé les accords d’Oslo et demeure la position officielle de la diplomatie des États-Unis et de l’Union européenne (UE). Or les colons dont il est question ici proposent un modèle alternatif de résolution du conflit basé non pas sur la division de la terre et la séparation des populations, mais sur l’égalité des droits et la coexistence (7).