Magazine Moyen-Orient

Palestiniens et colons en Cisjordanie : une relation « ordinaire » sous domination

L’ethnographie des relations entre Palestiniens et colons montre le développement, chez ces derniers, d’un « texte caché », une critique du pouvoir – dans ce cas, de l’ordre colonial – dissimulée aux yeux des dominants (8). Ainsi, des Palestiniens qui participent aux activités de dialogue avec des colons ont pu tenir un discours différent pendant nos entretiens, révélant que la raison principale qui les pousse vers ce genre d’activités est la possibilité d’obtenir des « bénéfices personnels » : nouer des relations avec des acteurs du pouvoir afin d’avoir une aide avec les permis. Ils avouent alors que le « texte public » de la paix et de la réconciliation n’est qu’une façade, un « rôle » que certains acceptent de jouer dans l’interaction avec les colons. On peut observer la même posture chez des Palestiniens employés dans des supermarchés ou dans le secteur du bâtiment dans les colonies : s’ils semblent avoir intégré leur condition d’exploités dans les échanges avec employeurs et clients, leur discours et leur vocabulaire changent dès que la discussion se déroule en arabe, pendant un entretien ou au détour d’une conversation informelle. Ils tiennent alors à montrer qu’ils ont une lecture tout à fait lucide et critique de la situation et que s’ils interagissent de manière pacifiée avec les colons, c’est surtout pour sécuriser leur emploi.

Ces observations révèlent que la situation coloniale ne peut pas être réduite à la domination totale et univoque d’un groupe sur l’autre, à un état de guerre permanente : il s’agit d’un moment complexe où se nouent des relations ambivalentes. En dépit des violences commises par les colons contre les Palestiniens et du régime d’occupation militaire qui contrôle et opprime ces derniers dans chaque aspect de leur vie, beaucoup de Palestiniens et de colons sont amenés à avoir des échanges « pacifiques » quotidiens dans le domaine professionnel et, dans une moindre mesure, dans le cadre d’activités de dialogue. Les deux parties peuvent alors porter un regard positif sur les liens interpersonnels tissés, allant jusqu’à les qualifier d’« amicaux ». Ces contradictions, voire ces solidarités, structurent la situation coloniale au même titre que l’invasion, la violence et le contrôle. Par-delà l’opposition binaire entre normalisation et résistance, ces relations montrent la multipositionnalité des acteurs palestiniens et leurs stratégies de survie.

Notes

(1) Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot (dir.), À l’ombre du mur : Israéliens et Palestiniens entre séparation et occupation, Actes Sud, 2011 ; et Israël-Palestine : L’illusion de la séparation, Presses universitaires de Provence, 2017.

(2) Les données de l’OCHA sont disponibles en ligne sur : www​.ochaopt​.org/​d​a​t​a​/​c​a​s​u​a​l​t​ies. On peut également consulter celles de l’ONG israélienne B’Tselem sur : https://​statistics​.btselem​.org/en

(3) Omar Jabary Salamanca, Mezna Qato, Kareem Rabie et Sobhi Samour, « Past is Present : Settler Colonialism in Palestine », in Settler Colonial Studies, vol. 2, no 1, 2012, p. 1-8.

(4) Marco Allegra, Ariel Handel et Erez Maggor (dir.), Normalizing Occupation : The Politics of Everyday Life in the West Bank Settlements, Indiana University Press, 2017.

(5) Jeremy A. Siegman, « “Super-Israel” : The Politics of Palestinian Labor in a Settler Supermarket », in Journal of Palestine Studies, vol. XLVII, no 4, 2018, p. 9-29 ; Yoann Morvan, « Rami Lévy au cœur du conflit israélo-palestinien, des “supermarchés de la paix” aux frontières multiples », in Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement, no 29, 2016.

(6) Chiara Pilotto, « At the Borders of Friendship : Work, Morality and Survival in a Colonial Israeli-Palestinian Space », thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS/Université Milano-Bicocca, 2016.

(7) Caterina Bandini, « Un engagement paradoxal ? Le cas d’une association pour le dialogue entre Palestiniens et colons », in Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 147, 2020, p. 107-128 ; Nissim Mizrachi et Erica Weiss, « ‘We do not want to assimilate !’ : Rethinking the role of group boundaries in peace initiatives between Muslims and Jews in Israel and in the West Bank », in European Journal of Cultural and Political Sociology, vol. 7, no 2, 2020, p. 172-197 ; Erica Weiss et Nissim Mizrachi, « A time of peace : Divergent temporalities in Jewish – Palestinian peace initiatives », in HAU : Journal of Ethnographic Theory, vol. 9, no 3, 2019, p. 565-578.

(8) James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, Yale University Press, 1990.

Légende de la photo en première page : Construction de la colonie de Ma’ale Adumim, en 2004. © Shutterstock/Hans Verburg

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°60, « Les Palestiniens : un peuple déchiré en quête de paix », Octobre-Décembre 2023.

À propos de l'auteur

Caterina Bandini

Docteure en sociologie, chercheuse associée au Centre de recherche français à Jérusalem (CRFJ).

0
Votre panier