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Baltique : une mer fermée, laboratoire de l’A2/AD otanien

L’A2/AD ne va pas de soi…

Sur le papier, le dispositif des membres de l’OTAN est de nature à neutraliser, ou du moins à sérieusement entraver, la liberté d’action de la Russie en Baltique ; d’autant plus que le rythme des entraînements s’est accru depuis 2014 et, surtout, depuis 2022. Les modernisations sont également bien engagées et les enjeux bien compris. Cependant, plusieurs inconnues planent sur l’aptitude à disposer d’un véritable système A2/AD qui, par définition, implique de décloisonner les dimensions navale, aérienne et cyberélectronique et de coordonner les capacités. La logique ici rend pleinement pertinentes les conceptions de l’amiral Castex autour du concept de servitudes stratégiques, où la valeur d’un milieu ne s’apprécie qu’au regard des effets qu’il a sur d’autres milieux (10).

Le chantier de l’intrication capacitaire est en cours, on l’a vu, dans le domaine aérien. Il semble également engagé dans le domaine de l’interdiction maritime, mais on ne sait pas jusqu’à quel point. La Finlande et l’Estonie ont ainsi annoncé, en 2022, coordonner leurs batteries nationales, permettant d’interdire la sortie ou l’entrée du golfe de Finlande, dont le passage le plus étroit a une largeur de 40 km. L’affaire est intéressante : l’A2/AD est traditionnellement vu comme un système défensif. Or, ici, la distinction avec l’offensif se brouille. L’annonce permet ainsi d’opérer un blocus de Saint – Pétersbourg et de Kronstadt – d’autant plus d’ailleurs si la zone est minée –, qui peut être envisagé aussi bien comme défensif que comme offensif. Cette logique ambivalente est aussi à considérer au regard de Kaliningrad : la densité en batteries côtières et en capacités de minage permet d’envisager de bloquer Baltyisk – sans même parler d’actions spéciales pour lesquelles les futurs sous – marins seront optimisés. La base russe elle-même se trouve à seulement 80 km de la grande base navale polonaise de Gdynia, et à 140 km de la base lituanienne de Klaipeda.

Au-delà de ces logiques de blocus naval se pose également la question des capacités d’attaque terrestre en bonne et due forme. Les Blue Spear, RBSI‑15 Mk3 et autres NSM ont ainsi une capacité secondaire d’attaque terrestre ; à laquelle il faut ajouter les missiles de croisière AGM‑158 JASSM/JASSM‑ER des forces aériennes finlandaises et polonaises, de même qu’une plus hypothétique utilisation par l’Allemagne de ses Taurus. Si la Russie possède un grand nombre d’installations à Kaliningrad et dans le district militaire de Leningrad, la possibilité de frappes massives est bien réelle – en particulier de la part de la Pologne. Reste aussi que de telles attaques ne vont pas de soi, et que Moscou dispose aussi de capacités de contre – blocus et, plus largement, de défense. C’est en partie à l’égard du dispositif russe à Kaliningrad que le concept d’A2/AD a été construit, montrant les imbrications capacitaires tantôt suivant une logique de défense dans la profondeur, multicouches, tantôt suivant une logique de citadelle verrouillant l’usage de la Baltique.

Or Moscou y conserve des atouts, à commencer par de puissantes capacités de brouillage GPS, pour partie seulement utilisées ces derniers mois et qui sont de nature, une fois pleinement engagées, à réduire l’efficience des forces. De même, les capacités de frappe aérienne sont bien là, et la marine devrait admettre au service plusieurs nouvelles corvettes Buyan‑M et Karakurt, qui ne compenseront cependant pas les pertes futures d’unités plus anciennes. En l’occurrence, elles vont accroître à terme les capacités russes de frappe dans la profondeur. Ces capacités semblent par ailleurs encore largement intactes pour ce qui concerne des batteries de missiles Iskander et côtières, qui peuvent également avoir une capacité secondaire d’attaque terrestre. En soi et au-delà d’une « géostratégie du verrouillage russe », ces capacités sont largement dissuasives, compensant ce qui apparaît de plus en plus comme un désavantage géographique et capacitaire pour la Russie.

Notes

(1) Voir Défense & Sécurité Internationale, hors-série n° 96 « La guerre terrestre en 2024 », juin-juillet 2024.

(2) Sans évidemment compter les appareils relevant du district de Leningrad (trois régiments d’appareils de combat de l’aéronautique navale et quatre des VKS).

(3) L’ensemble des dix corvettes – dont l’acquisition avait été retardée pour des questions techniques et budgétaires – doit ainsi remplacer les patrouilleurs lance-missiles. Philippe Langloit, « La Deutsche Marine : vers la haute mer ? », Défense & Sécurité Internationale, no 74, octobre 2011.

(4) Joseph Henrotin, « Le hussard ailé peut-il décoller ? L’ambitieux pari stratégique de la Pologne », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 97, août-septembre 2024.

(5) Le minage des atterrages maritimes est une mission historique confiée à l’US Air Force, qui utilise pour ce faire des B‑52.

(6) Joseph Henrotin, « Suède : les Försvarsmakten remontent en puissance », Défense & Sécurité Internationale, no 173, septembre-octobre 2024.

(7) Sur la 2nd MDTF : Joseph Henrotin, « Enjeux doctrinaux de la concrétisation du multidomaine. Les évolutions au sein de l’US Army et des Marines », Défense & Sécurité Internationale, no 160, juillet-août 2022 et « Frappes à longue portée : impératif tactique ou ambitions démesurées ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 89, avril-mai 2023.

(8) Avec des expériences de la Première comme de la Deuxième Guerre mondiale qui se montrent particulièrement intéressantes. Voir Ott Laanemets, « Reinventing Mine Warfare in the Baltic Sea », Proceedings, vol. 150, no 5, mai 2024.

(9) IISS, Military Balance 2024, Routledge, Londres, 2023.

(10) Sur Castex : Lars Wedin, Stratégies maritimes au XXIe siècle. L’apport de l’amiral Castex, coll. « La pensée stratégique », Nuvis, Paris, 2015.

Légende de la photo en première page : L’Esbern Snare danois et le Karlstad suédois en Baltique. Les capacités de surface des membres de l’OTAN en Baltique vont évoluer. (© US Navy)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°98, « La navalisation des enjeux stratégiques », Octobre-Novembre 2024.
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