L’observateur des conflits contemporains n’aura pas manqué de remarquer que si la guerre est interarmées par essence, la troisième dimension y occupe une place de plus en plus importante, avec une prolifération de drones de tous types et de plus grandes profondeurs d’action de ces systèmes. L’un des aspects les plus intéressants de cette évolution touche à la densification et à la diversification des capacités aérobalistiques, un phénomène évidemment observé dans le cadre de la guerre d’Ukraine, mais également ailleurs, de l’Iran à la péninsule coréenne.
Si l’on met de côté des microdrones et drones FPV (First person view) qui font une entrée fracassante dans les arsenaux – la Corée du Sud a récemment annoncé le remplacement par ces derniers de ses mortiers de 60 et 81 mm –, il faut constater qu’une dilatation des espaces de bataille est bien à l’œuvre. L’Ukraine a démontré sa maîtrise du ciblage avec des « roquettes » GMLRS tout en compensant son déficit en matière de missiles à longue portée par des OWA-UAV (One-way attack-Unmanned aerial vehicle), et elle a relancé ses travaux sur le Hrim‑2, cette fois balistique (1). La Russie poursuit quant à elle la construction de missiles Iskander, Kinzhal et Zircon et fait un usage massif de kits de guidage UMPK en les adaptant à des bombes lisses, leur conférant une plus grande précision, mais aussi une plus grande portée (2).
Aérobalistisation de la guerre
Dans les pays membres de l’OTAN, cette thématique de la frappe dans la profondeur fait également florès. Si les armées considèrent de nouveau les lance – roquettes multiples dotés de « roquettes missilisées » ou de missiles ATACMS et CTM-290, le dernier salon Eurosatory avait vu un clair regain d’intérêt pour des missiles de croisière lancés du sol (3). Celui-ci ne se dément pas, comme en témoigne l’initiative ELSA (European long – range strike approach), lancée par la France et rejointe l’Allemagne, la Pologne, le Royaume-Uni et la Suède, qui s’articule autour du Land cruise missile (LCM), version à lancement terrestre du missile de croisière naval. Berlin et Londres avaient cependant leurs propres projets, et il reste à voir s’ils seront écartés ou si ELSA inclura une gamme plus large de missiles.
Quant aux États-Unis, la mise en place des Multidomain task forces (MDTF) va de pair avec l’intégration de missiles SM‑6, Tomahawk et hypersonique Dark Eagle (4). Les Marines eux – mêmes se dotent de missiles Tomahawk. Dans les deux cas, on note que cette évolution implique de coupler les systèmes de frappe dans une trame multidomaine où la fusion des données utiles au ciblage est au cœur du dispositif. En effet, plus la portée est longue, plus les besoins en termes de recueil et de traitement du renseignement sont importants, avec des cycles décisionnels appelés à se contracter. Incidemment, on y entrevoit le rôle, cardinal, que joueront les intelligences artificielles, mais aussi le spatial. La Chine, bien évidemment, dispose d’importantes capacités, balistiques comme de croisière – ce sont même les plus importantes au monde (5). Taïwan développe également, toute proportion gardée, de telles capacités (6).
Plus généralement, bon nombre d’États se dotent de capacités de frappe terrestre mises en œuvre depuis la mer, soit en s’appuyant sur le Tomahawk, soit en développant leurs propres systèmes (7). Enfin, plusieurs États travaillent, à des degrés divers et éventuellement en coopération, sur des systèmes hypersoniques (8). L’alliance AUKUS comporte ainsi un volet concernant ces systèmes et permettant d’envisager des coopérations approfondies, avec des implications sur le contrôle des bases industrielles – comme des ambitions stratégiques – des partenaires y adhérant (9). Le processus à l’œuvre se joue donc à une échelle mondiale et a ceci de remarquable qu’il est « aérobalistique » : la question n’est plus tant celle des armées concernées – marines, armées de l’air, armées de terre – que celle des vecteurs et de la variété de leurs effets dans la profondeur. Incidemment cependant, c’est bien d’une logique de stratégie aérienne qu’il s’agit : le ciblage y a toujours joué un rôle déterminant, et c’est d’autant plus le cas ici.
Dissuasion conventionnelle : les cas iranien et sud-coréen
Par ailleurs, ce processus est également intéressant par son ambivalence au regard de la dissuasion. Historiquement, les capacités à longue portée sont l’apanage des puissances nucléaires et le développement de missiles balistiques était ainsi vu, jusque dans les années 2000, comme l’un des indicateurs de l’existence d’un programme nucléaire. Mais un basculement a eu lieu dans les années 2010, dont on observe les effets aujourd’hui : si cette vision est toujours pertinente dans le cas des programmes balistiques et de croisière indiens et pakistanais, la Chine et, dans une moindre mesure, la Corée du Nord accroissent leurs capacités. Surtout, l’Iran et la Corée du Sud développent leurs propres arsenaux.