Se positionnant dans une logique de seuil nucléaire, Téhéran construit un arsenal massif, avec l’aide de la Corée du Nord, permettant d’équiper ses proxys avec des engins de courte et de moyenne portée, mais aussi avec des missiles balistiques antinavires, qui n’ont toutefois pas été en mesure de toucher des bâtiments militaires (10). Paradoxalement, l’Iran adopte une posture de stratégie alternative dans un contexte de perte de capacités aériennes, procédant à un « échange aérobalistique » (11). Cette approche a néanmoins aussi ses limites. Durant des années, elle a permis de constituer un stock ayant une valeur dissuasive, mais dont on peut s’interroger sur l’érosion. Ainsi, sur les 300 missiles balistiques environ – sans compter ceux de croisière – tirés contre le système israélien, spécifiquement conçu pour y faire face, peu ont fait mouche (12). De plus, se pose la question de la masse et de la production. S’il est difficile d’évaluer le nombre de missiles disponibles, les États-Unis estimaient, en 2023, que plus de 3 000 missiles de moyenne portée de différents types avaient été produits.
L’Iran aurait donc tiré jusqu’ici environ 10 % de son stock – sans compter les dons aux Houthis –, ce qui lui laisse une marge dissuasive, sans doute de plus de 2 500 engins en étant optimiste. Mais il faut aussi constater que la riposte israélienne du 25 octobre 2024 a notamment ciblé des installations essentielles aux systèmes de propulsion des missiles, ce qui devrait avoir une incidence sur la vitesse de reconstitution de l’arsenal iranien. Inversement, il faut également prendre en compte le fait que les interceptions américaines et israéliennes ont eu des conséquences sur les stocks de missiles antimissiles. La question de la dissuasion, de ce point de vue, se jouera dans la compétition des masses : Israël et les États-Unis peuvent-ils aligner plus de 2 500 intercepteurs dans la région ?
L’équation dissuasive est cependant un peu plus complexe. Au crédit d’une lecture aérobalistique de la dialectique entre l’Iran et Israël, on note que Téhéran a perdu le 25 octobre tous ses systèmes antiaériens à longue portée, soit ses trois dernières batteries S‑300 (13) et une partie de ses Bavar‑373. Cela laisse la porte ouverte à d’autres frappes contre des sites industriels en cas de poursuite des hostilités entre les deux pays. L’Iran n’est cependant pas totalement démuni : si certaines de ses installations industrielles sont d’autant plus vulnérables – sans compter des cibles liées au secteur pétrolier, ce qui représenterait un niveau d’escalade supplémentaire –, bon nombre de ses stocks de missiles et de lanceurs ont trouvé place dans un réseau de tunnels souterrains. Même si Israël mise sur des systèmes aérobalistiques comme les Rock et Rampage, par ailleurs utilisés dans les frappes de représailles d’avril et octobre, leur énergie à l’impact ne sera sans doute pas suffisante.
Le cas sud-coréen est également intéressant à étudier selon une approche aérobalistique. Séoul s’est orienté vers la disposition d’un système à valeur dissuasive, mais qui, en cas d’échec de la dissuasion, permettrait l’engagement massif, à distance de sécurité, d’un grand nombre de cibles dans la profondeur nord-
coréenne. Cette stratégie dite de « punition et représailles » est multidomaine avant l’heure : s’il s’agit, suivant une planification assez classique, de frapper des cibles fixes dont la position est connue, il faut également pouvoir traiter, avec un cycle court entre la détection et la frappe, des objectifs émergents, suivant une approche qualifiée de « kill-chain ». Cela nécessite donc d’accéder à une réactivité forte par la fusion de données issues de capteurs nationaux et, dans une moindre mesure, américains.
Le développement des moyens de frappe est ici particulièrement impressionnant. La Corée du Sud a, dans un premier temps, acheté des missiles de croisière Taurus et AGM‑84H/K SLAM‑ER. Mais elle a également, dans la plus grande discrétion, misé sur le développement d’une gamme de missiles surface-surface qui s’est considérablement étoffée au fil des ans. S’il s’agissait initialement d’engins de courte portée comme les Hyunmoo-2A, ‑2B et ‑2C (14), elle a ensuite renégocié ses accords avec les États-Unis sur les limitations de portée et de charge de ses missiles. Ces capacités continuent de s’étoffer, comme le montre le tableau ci-contre. Elles vont de pair avec le déploiement de capacités à longue portée. Dans le domaine aérien, il s’agit des F‑15K, F‑35 et du futur KF‑21 Boramae et, dans le domaine terrestre, des TEL (Tracteurs – érecteurs – lanceurs) adaptés. Mais c’est dans le domaine naval que Séoul se distingue : d’une part, avec les premiers sous – marins lanceurs de missiles balistiques à charge conventionnelle (15) ; d’autre part, avec une pluralité de bâtiments de surface. La première tranche des destroyers Sejong Daewang (trois unités) compte ainsi 128 cellules de lancement verticales, dont 48 sont des K‑VLS pouvant accueillir des Hyunmoo‑3. La deuxième tranche (trois unités à terme) ne compte plus que 88 cellules, dont 16 K‑VLS et 24 K‑VLS II, lesquels peuvent accueillir des Hyunmoo‑4‑2. Les six Chungmugong Yi Sun-sin comptent 24 K‑VLS, en plus de 32 cellules Mk41. Les futurs KDDX auront une fonction centrée sur la lutte anti – sous – marine et antimissile, mais le véritable enjeu est le JSS (Joint strike ship) de 8 000 t.p.c., dont jusqu’à trois unités pourraient entrer en service d’ici à 2030, répondant à une logique de frappeur (16). Les bâtiments comporteraient 32 cellules K‑VLS II, notamment destinées à des missiles de croisière, 15 cellules plus larges qui pourraient accueillir des Hyunmoo‑4‑2 et une capacité de lancement du très lourd Hyunmoo‑5, récemment présenté.
Ce dernier est emblématique de l’approche poursuivie. Avec une charge exceptionnellement lourde de huit tonnes, c’est l’arme bunker – buster par excellence, adaptée au traitement des centres de commandement enterrés. Plus largement, les systèmes sud – coréens, comparativement aux iraniens, se distinguent par une précision remarquable. Le test d’un Hyunmoo‑4 en 2021 montre ainsi que la hampe du drapeau au milieu de la cible est écrasée par l’arrivée du missile. Cependant, le programme sud – coréen est encore loin d’avoir totalement abouti : nombre de systèmes sont encore en développement et aux essais. Dans le même temps, aucune information n’est disponible sur les volumes de missiles achetés, à quelques exceptions près (17).