Depuis la victoire de Donald Trump lors des élections présidentielles de 2016, une question revient périodiquement : les États-Unis sont-ils divisés en deux, opposant les campagnes d’un côté et les villes de l’autre ? Pour répondre à cette question, il faut avant tout comprendre les fondements même de l’Amérique rurale et ce qui la distingue de son pendant urbain.
Qu’est-ce que l’Amérique rurale ?
Le Bureau du recensement américain considère qu’un citoyen est « non urbain », et donc rural, lorsqu’il réside dans une agglomération de moins de 2000 logements ou 5000 personnes (1). Environ 66 millions d’Américains, ou 20 % de la population nationale, étaient classés de la sorte en 2020 (2). Cette frange de la société n’est toutefois pas circonscrite à l’intérieur de frontières imperméables, sans contact avec les milieux plus urbains. Le pays est une véritable tapisserie où la proportion d’habitants ruraux varie au sein des quelque 3000 comtés qui la composent.
En revanche, les communautés rurales tendent à être racialement homogènes. Seul un individu sur cinq n’y est pas blanc. Dans les milieux urbains, l’hétérogénéité est plus importante puisque 42 % de la population est considérée comme étant non blanche par le département américain de l’Agriculture (3). La différence ne s’arrête pas là entre les deux Amériques. Les citoyens ruraux sont en moyenne plus âgés (4) et possèdent un niveau de scolarisation moins élevé. Ainsi, en 2015, plus de la moitié d’entre eux mettent fin à leur parcours scolaire avec l’obtention d’un diplôme d’études secondaires, voire avant (5). Sur le plan économique, les revenus médians d’un ménage rural sont également inférieurs de 4 % à ceux d’un ménage urbain (6).
Une identité qui leur est propre
Si les campagnes et les villes ne semblent pas se comprendre dans les États-Unis d’aujourd’hui, c’est que le clivage entre ces deux pans de la société va au-delà des simples différences socio-économiques. Il semble aussi être identitaire. Selon la politologue Katherine Cramer, les citoyens ruraux possèderaient une « conscience rurale » bien distincte basée sur trois éléments (7). Ils auraient tout d’abord la conviction profonde d’avoir un mode de vie différent. Les Américains ruraux attacheraient notamment une importance toute particulière aux aspects manuels d’un emploi ainsi qu’à l’idée de s’acharner au travail.
Aussi, à leurs yeux, les citadins seraient incapables de comprendre les rudes conditions économiques des communautés rurales et les défis qui les accompagnent. Pourtant, ce sont ces mêmes citadins qui récoltent une large part des infrastructures et des services offerts par l’État. Cette dynamique créerait un sentiment d’injustice auprès des électeurs ruraux, car en dépit de tous leurs efforts, ils ne seraient pas récompensés à leur juste valeur. Leur ressentiment anti-urbain serait aussi exacerbé par l’impression que les villes ont une vision péjorative et stéréotypée des communautés rurales. Tenter de comprendre l’autre devient difficile lorsqu’on est convaincu qu’il nous considère comme un péquenaud.
Enfin, ce sentiment d’injustice s’accompagnerait d’un fort ressentiment à l’endroit des différents paliers de gouvernement. L’État, qu’il soit fédéral ou non, serait incapable de prendre des décisions adaptées à la réalité des régions rurales. Il privilégierait plutôt les citadins. La capitale fédérale est sans aucun doute le meilleur exemple de cette aversion. Washington DC ne serait pour beaucoup qu’un spectre lointain, synonyme de taxation et de réglementation (8).
La façon qu’a l’Amérique rurale de percevoir sa contrepartie urbaine, et vice-versa, est loin d’être surprenante. Tout semble les séparer d’un point de vue culturel. La proportion de citoyens détenant une arme à feu est bien plus élevée dans les communautés rurales (9). Avant le renversement du droit à l’avortement par la Cour suprême des États-Unis, les électeurs ruraux étaient moins favorables à l’avortement que leurs concitoyens (10). Autant de différences culturelles et identitaires se reflètent immanquablement sur l’affiliation politique puisque les électeurs ruraux préfèrent voter pour des politiciens qui semblent défendre leurs intérêts. En 2023, 60 % d’entre eux s’identifient comme républicains. Ils ne sont que 35 % à s’identifier auprès du Parti démocrate (11).
Un gouffre électoral
L’écart qui existe aujourd’hui entre l’affiliation politique des communautés rurales et urbaines se répercute inévitablement sur leur comportement électoral. Depuis le début du siècle, le Parti républicain a réussi à maintenir, et même à renforcer, sa domination auprès des électeurs ruraux. En 2000, le candidat présidentiel républicain, George W. Bush, récolte 56 % de leur appui. Cette proportion passe à 65 % avec la candidature de Donald Trump vingt ans plus tard (12). À l’inverse, 66 % de l’électorat urbain appuie Joe Biden en 2020 (13).
Ce gouffre électoral apparait encore plus important lorsqu’on s’attarde sur les résultats obtenus par les différents candidats présidentiels au sein des milliers de comtés américains (14). Dans les comtés où 75 % de la population ou plus est considérée comme étant rurale, les politiciens républicains ont été en mesure d’augmenter leur hégémonie entre 2012 et 2020. Près de trois électeurs sur quatre y ont voté pour Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle, une augmentation d’environ 8 % par rapport aux résultats obtenus par Mitt Romney huit ans plus tôt.