Si la logique des conflits actuels peut nous apparaitre absconse, c’est que la guerre opère une dérivation en étant simultanément surmédiatisée et sous-analysée, comme s’il était plus commode de tenir des propos catastrophistes ou de diffuser instantanément des images effroyables que d’étudier avec raison et recul un phénomène éthiquement inconcevable, juridiquement répréhensible et unanimement condamné, mais tout de même universellement pratiqué par les communautés humaines depuis des dizaines de millénaires.
Du conflit du Péloponnèse narré à hauteur d’homme par Thucydide (1) à « l’opération militaire spéciale » russe contre l’Ukraine, la guerre nous apparait tout à la fois archaïque et moderne, comme une réalité morbide à laquelle nous ne pouvons nous soustraire. Comme le rappelle le sociologue Gaston Bouthoul, « c’est la guerre qui a enfanté l’histoire », au point de n’être qu’une histoire-batailles. Un individu né en 1914 et disparu centenaire aura été contemporain de plus de 165 conflits armés, que ce soit lors des deux conflagrations interétatiques planétaires laissant les belligérants exsangues, ou bien au fil des multiples guerres civiles et autres foco circonscrits qui suivirent la chute du Mur.
Encore aujourd’hui, l’acuité du « phénomène-guerre » valide la démonstration du juriste Hans Morgenthau selon laquelle tous les États, y compris les démocraties, sont alternativement en train de s’armer, sur le point de s’affronter, ou tentent de se relever d’un conflit, sur une échelle temporelle variable.
Déjà, en 1947, avec le choc stabilisateur de « l’équilibre de la terreur », les propriétés de la conflictualité avaient subi une variation significative en reléguant aux catacombes les obsolètes déclarations de guerre suivies d’armistices. Mais ce fut bien l’an 2022 qui sonna abruptement le glas de l’ordre international post guerre froide, d’une façon aussi disruptive que celle de la fracture géopolitique de 1989 actant la fin de la bipolarité stratégique.
L’avènement d’un neo-bellum
Le sociologue Roger Caillois écrivait en 1945 : « La guerre […] paraît interdire qu’on la considère avec objectivité. Elle paralyse l’esprit d’examen. […] On la maudit, on l’exalte. On l’étudie peu. » Cependant, la géopolitique ne saurait se réduire à une somme d’axiomes irréfragables. Au contraire, depuis le 24 février 2022, nous assistons à une mutation sui generis de la morphologie conflictuelle par le retour non pas de la guerre, qui n’a jamais cessé cycliquement d’éclater, mais d’un risque perpétuel d’affrontements inattendus et fulgurants. Une belligérance augmentée car nourrie de l’esprit du Léviathan, lorsque Thomas Hobbes définissait le conflit comme la permanence du risque à s’affronter. Un état chaotique et quasi imprévisible des relations internationales où s’étend un nouveau « brouillard » de la guerre (désormais) hybride, à laquelle nos modélisations classiques ne permettent plus de répondre de façon certaine.
Aussi, ce neo-bellum présente-t-il selon nous trois caractéristiques principales, dont la conjonction inédite est remarquable :
• la résolution des différends territoriaux et frontaliers par le recours systématique à la force, au mépris du droit international, en des actes de politique étrangère pouvant paraitre irrationnels, mais répondant pourtant à une dynamique géopolitique révisionniste appliquée à l’ordre mondial brisé par un front du refus agrégeant Moscou, Beijing, Téhéran, Ankara (et Pyongyang) soutenu par le Sud global, qui se rêve en « ligue de Délos 2.0 » en dépit de son hétérogénéité ;
• au service de cette stratégie, l’usage désinhibé d’une violence armée polymorphe et exponentielle, contraire au jus in bello (incluant les modus operandi asymétriques du terrorisme et de la guérilla) et susceptible de se manifester à l’improviste, assorti d’une montée aux extrêmes paroxystique brisant l’interdit consensuel de la menace du recours à l’option du feu nucléaire ;
• conjointement, une posture à géométrie variable des acteurs majeurs internationaux, tout à la fois médiateurs et hégémon, au gré des intérêts géostratégiques de leur politique de puissance.