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De la paix paradoxale à la guerre perpétuelle : les États à l’épreuve d’un neo-bellum

Car l’Histoire nous enseigne que la guerre demeure, mutatis mutandis, le dénominateur commun des puissances ascendantes, qui finissent immanquablement par supplanter le leadership déclinant, comme l’illustre une infinie mise en abyme historique : Athènes au profit de Sparte, Rome délitée sous la poussée des migrations germaniques et collapse des empires multinationaux européens au bénéfice des États-Unis, qui désormais s’interrogent à leur tour sur l’issue de leur opposition stratégique de long terme avec la Chine. Car, s’ajoutant à un risque d’affrontement régional avec l’Iran (et ses alliés chiites libanais, irakiens et yéménites), la rivalité systémique entre Washington et Beijing rend l’escalade d’autant plus prévisible que chacun développe un fort sentiment de supériorité politique, convaincu d’hériter d’une destinée ontologique, en se considérant chargé d’un mandat civilisationnel.

Néanmoins, s’obstiner à considérer la marche des relations internationales sous l’angle de ce seul défi géopolitique reviendrait à vendre hâtivement la peau de l’ours sibérien, au sujet duquel Paul Kennedy écrivait en 1987 : « Aucun élément de la tradition de l’État russe ne nous laisse penser que ce dernier pourrait accepter un jour le déclin impérial de bonne grâce. (2) » Preuve en est la continuité entre l’intégration spatiale soviétique de jadis et la posture néo-impériale russe d’annexion territoriale de son étranger proche slavophone.

Dès lors, les États-Unis, piégés par Téhéran à Gaza et surtout par Moscou à Kyiv, se retrouvent contraints d’ajourner leur shift asiatique au profit d’un pivot d’Europe orientale cher à Zbigniew Brzeziński, ancien conseiller à la Sécurité nationale américaine, qui insistait dès 1997 sur l’importance de cette pièce maitresse de l’échiquier géopolitique mondial (3) : l’Ukraine.

L’Ukraine comme laboratoire in vivo d’une nouvelle norme de la belligérance

Paraphrasant l’aphorisme populaire de la perestroïka selon lequel l’Afghanistan avait été « facile à envahir, coûteux à gouverner et dangereux à quitter », force est d’admettre qu’au terme de plus de deux années de conflit, l’Ukraine reste pour la Russie un territoire ardu à conquérir, ruineux à reconstruire et où il serait politiquement désastreux d’y essuyer une défaite, à l’issue d’une campagne qui s’installe dans la durée, au son de l’adage ancien « qui veut trop, rien n’obtient  ».

Depuis l’épreuve fondatrice de sa « Grande Guerre patriotique » (1941-1945), Moscou sait qu’un conflit d’attrition se gagne par l’épuisement des ressources de l’adversaire, conjointement à l’engagement total de la nation, « l’étendue des sacrifices que l’on fera pour elle » selon la formule de Clausewitz, à laquelle faisaient écho les propos de Vladimir Poutine du 20 septembre 2022, « la capacité de sacrifice de nos adversaires est nulle comparée à la nôtre », au mépris du jus in bello. Cette codification ancestrale du comportement des belligérants pendant le déroulement des hostilités, reprise par les conventions de Genève (1949), consiste à introduire dans chaque hécatombe un principe de modération, comme l’écrivait Montesquieu. Ramené au théâtre ukrainien, cela implique la préservation de la vie des civils non-combattants, l’interdiction de toute frappe contre des infrastructures renfermant des « forces dangereuses » comme les barrages ou les centrales de production d’énergie. Or, le crime de guerre commis par la colonne infernale russe ravageant le village ukrainien de Boutcha durant l’hiver 2022, les récurrentes menaces de destruction de la centrale nucléaire de Zaporijjia et le sabotage du barrage de Kakhovka sur le Dniepr, en juin 2023, sont autant d’évènements contraires au droit de la guerre. À ces épisodes s’ajoute le chantage de Moscou d’utiliser l’arme atomique en cas de menace existentielle contre le territoire russe et les espaces assimilés, comme la péninsule de Crimée qui serait, en cas de revers stratégique, probablement sanctuarisée au moyen de frappes nucléaires tactiques.

Mais ce conflit qui épouvante l’Occident constitue-t-il vraiment une surprise paradigmatique ? Manifestement pas puisqu’il ne pouvait en être autrement. Outre l’imprudence de Kyiv d’avoir signé le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 sans solides garanties multilatérales de sécurité, force est d’admettre que la cause principale de l’offensive mécanique de Moscou reste l’instrumentalisation des minorités russophones (dont Poutine se pose en protecteur) dans l’objectif de circonscrire l’espace géographique postsoviétique, comme l’attestent les tensions croissantes au sujet de la Transnistrie moldave, étroite enclave autonome aux velléités sécessionnistes, qui s’étire le long de la frontière occidentale ukrainienne, et que Moscou soutient financièrement tandis que Chisinau est candidate à l’adhésion à l’Union européenne (UE) depuis juin 2022.

Quoi qu’il en soit, le pont d’Arcole reste, à ce jour, encore hors de portée des deux camps et notamment de l’Ukraine qui ne peut lucidement plus l’emporter, au vu de la réalité du rapport de force présent et à venir, augurant plutôt un enlisement du conflit. Reste alors la perspective d’une sortie de crise par une paix négociée excluant tout retour aux frontières reconnues, mais entérinant vraisemblablement un statu quo sans rétrocession des gains territoriaux de l’armée russe, aux antipodes du plan de paix proposé par Kyiv lors du sommet du G20 de Bali de novembre 2022 — au risque d’une « paix carthaginoise » qui attiserait un sentiment de revanche, à l’instar du traité de Versailles, cet accord inégal aux clauses léonines imposé à l’Allemagne vaincue que Foch comparait à « un armistice de vingt ans ». Combien de temps durerait alors cette paix chaude entre Moscou et Kyiv ?

Ce conflit devrait également entériner une inquiétante victoire du fait accompli russe, augurant un prochain épisode de tentation hégémonique de Moscou vis-à-vis de l’Europe baltique, dont la Lituanie frontalière avec l’enclave russe de Kaliningrad, illustrant la formule de Lénine : « Une baïonnette, vous l’enfoncez, et si ça ne résiste pas, vous continuez. » Mais au-delà de l’épreuve des armes, le conflit russo-ukrainien marque un nouveau seuil de la belligérance, que le monde semble à l’évidence franchir aux frontières des États signataires de l’Alliance atlantique, mais également de l’arc de crise traditionnel, en une multitude de foyers. Car cette guerre ne constitue pas un avatar isolé mais plutôt le conflit zéro d’une dynamique belligène en marche, susceptible d’amener à terme l’ordre mondial à son point de rupture d’équilibre, dont l’Ukraine incarne, dès à présent et de façon irréversible, le point de bascule

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