Même la journée berlinoise des marches pour la paix, organisée traditionnellement pour Pâques (Die Ostermärsche) continue de diviser les mouvements pacifistes allemands et européens quant à la responsabilité du Kremlin dans la guerre en Ukraine ou au sujet des livraisons d’armements occidentaux à Kyiv. Évidemment, à l’annonce des mobilisations partielles pouvait-on entendre les défilés de la génération Z russe et ukrainienne scander « Plutôt la prison que la guerre ! », sans que le conflit ne cesse pour autant et que les opinions publiques mondiales se mobilisent massivement contre la guerre ou sa menace. Ce qui n’est pas surprenant puisque le pacifisme n’a jamais permis d’éviter un conflit (local, régional ou d’envergure) depuis son avènement sur le Vieux Continent à l’issue de la Première Guerre mondiale, en réaction à l’immolation de près de 10 millions de jeunes Européens. En outre, ce déclin du combat pour la paix peut se mesurer à l’aune du niveau de confiance des populations en la capacité de leurs États respectifs, mais également des organisations régionales ou universelles, à régler les différends par l’arbitrage, la médiation ou la négociation. Car lorsque la guerre se propage, s’intensifie puis se prolonge, la perception du réel finit par se modifier durablement, en amenant le citoyen à considérer l’affrontement avec résignation, comme une fatalité contre laquelle il estime n’avoir aucun levier d’opposition. En atteste l’atonie des opinions publiques occidentales, l’amor fati de la population ukrainienne et le soutien de la majorité des Russes à la guerre contre l’Ukraine (alors que la campagne d’Afghanistan de 1979 à 1989, pourtant bien moins meurtrière, fut honnie des citoyens soviétiques), moins par adhésion à la politique étrangère du Kremlin que par défiance envers l’Occident et l’UE en particulier. Alors, si l’Ukraine est aujourd’hui entrée indéniablement dans l’histoire en résistant, contre toute attente, à la Russie, sortira-t-elle demain de la géographie en acceptant une partition territoriale défavorable, encouragée à mots couverts par les chancelleries occidentales sous la pression, de guerre lasse, de leurs opinions publiques ?
Enfin, on observe le déclin de la mobilisation dans le cadre du conflit asymétrique à Gaza et, par extension, en Cisjordanie. Dès lors, la théorie de la « delegitimization » de la guerre, développée par John Mueller à la suite de l’effondrement de l’ordre bipolaire, selon laquelle les guerres interétatiques de haute intensité, dites « à l’européenne », auraient propension à devenir obsolètes, n’est manifestement pas pour demain puisque, à l’évidence, les valeurs sur lesquelles elles reposent (gloire martiale, héroïsme au combat, sacrifice suprême pour la patrie, mais également hubris et conquête hégémonique) ne semblent être devenues ni ringardes ni sujettes à « une répulsion collective […] » (5). Ou encore d’apparaitre comme une option politique absurde « […] pas plus qu’il ne viendrait à l’idée de quelqu’un de sauter du 5e étage pour descendre au rez-de-chaussée plus rapidement… » (6). Pourtant, l’histoire n’est pas finie, et au-delà de l’utopie universelle de la paix perpétuelle kantienne impraticable demeure l’espoir d’une concorde imparfaite mais devant être indéfiniment approchée car, comme le répétait Raymond Aron, « tout est toujours en question, tout est toujours à sauver… ».
Notes
(1) Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Folio Classique, 2000.
(2) Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, Random House, 1987, p. 514.
(3) Zbigniew Brzeziński, The Grand Chessboard, Basic Books, 1997, p. 46.
(4) Gaston Bouthoul, Traité de polémologie, Payot, 1951.
(5) John Mueller, Retreat from Doomsday : the Obsolescence of Major War, Basic Books, 1989, p. 241 (https://politicalscience.osu.edu/faculty/jmueller/doom.pdf).
(6) Ibid., p. 255.