L’utilisation du cyberespace comme théâtre, vecteur, enjeu ou moyen de conflit peut être analysée sous le prisme des cyberopérations. Le regard se concentre dès lors sur les différentes séquences de la planification et de la conduite ainsi que sur les logiques des acteurs : leurs objectifs stratégiques, les contraintes et opportunités opérationnelles propres à l’espace numérique, l’utilité politique de ce champ. Il existe cependant une autre lecture qui met l’accent sur la place des infrastructures.
À rebours d’une vision parfois trop virtualisée, l’insistance sur les infrastructures présente l’avantage de rappeler la matérialité des éléments qui constituent le cyber-espace, mais également de mettre en lumière les multiples arrangements sociaux et politiques qui le constituent (1). Or, ces arrangements – et les acteurs qui en sont les sujets – doivent être pris en compte dans les analyses comme dans les stratégies, car ils permettent de saisir la complexité de la conflictualité numérique ainsi que certaines de ses tendances géopolitiques structurelles.
Le cyberespace découle en effet de choix techniques dans les différentes couches (physique, logique et sémantique) qui le constituent. Mais ces derniers n’émergent pas uniquement comme des réponses fonctionnelles à des problèmes spécifiques : ils reflètent des préférences sociales, des valeurs et normes spécifiques, ainsi que des orientations et des décisions politiques. Les choix techniques reflètent donc des stratégies multiples. Il est donc crucial pour l’analyse de saisir le phénomène de construction dynamique de l’espace numérique dans sa perspective sociale, culturelle et historique.
Matériellement, politiquement et socialement, le cyberespace est donc construit autour d’infrastructures spécifiques. Celles-ci sont à la fois des ressources, le théâtre ou des enjeux de la conflictualité numérique et se déploient dans les trois couches. Elles peuvent être définies comme l’architecture matérielle, technique et administrative, mais aussi comme le réseau d’acteurs qui structurent la sphère numérique. Elles sont caractérisées par leur fort degré d’interconnexion à l’échelle globale, par les relations d’interdépendance qui en découlent ainsi que par leur rôle critique dans tous les domaines d’activité, par les chaînes complexes d’acteurs qui en organisent le fonctionnement, la maintenance, l’exploitation et la sécurité. De plus, et de manière cruciale pour les cyberopérations, ces infrastructures présentent un caractère transnational, c’est-à‑dire qu’elles échappent en grande partie aux logiques souveraines et se jouent des frontières nationales.
Elles n’échappent cependant pas aux logiques de puissance ou aux jeux des acteurs étatiques et font l’objet de stratégies de territorialisation. En fait, l’essentiel de ces infrastructures est au départ l’émanation d’acteurs publics et privés, entrepreneuriaux ou de la société civile venus des États-Unis. La logique d’ensemble qui structure le processus de leur déploiement global – bien que ce phénomène résulte d’un jeu complexe entre tous ces acteurs – est bien celle de l’affirmation de la puissance économique et sécuritaire états – unienne, non seulement sur l’espace numérique, mais aussi – en raison de la numérisation croissante – sur l’ensemble des activités qui en dépendent. Par exemple, le développement de la pratique de l’infogérance pour les données (le cloud) a permis à certaines entreprises d’acquérir un poids croissant dans le fonctionnement d’une multitude d’acteurs, et ce d’autant plus qu’elles ont parfois atteint une position quasi monopolistique.
Après avoir débuté dans la fourniture de services au niveau de la couche sémantique, les GAFAM ont entrepris d’investir la couche physique, notamment par le développement d’infrastructures telles que les câbles sous – marins. Outre ces compagnies, les organes de gouvernance de et sur l’Internet (l’ICANN pour l’adressage et le nommage par exemple) exercent un rôle majeur sur les protocoles techniques ou le développement des usages futurs. À d’autres échelles, le routage des données dépend d’une architecture complexe de systèmes autonomes (AS pour Autonomous systems), c’est-à‑dire d’entités qui administrent une partie du réseau et assurent le passage des données vers d’autres parties. Dans cette couche logique, les infrastructures semblent refléter en grande partie la logique distribuée et en réseau du cyberespace.