Magazine Moyen-Orient

Maroc : la mobilisation des enseignants, reflet d’une crise profonde

L’enfant vient à l’école pour apprendre. Or l’école ne lui en offre pas le temps nécessaire. La progression de l’apprentissage se fait de manière linéaire, formelle, sans reprise. Les enseignants s’en tiennent à un programme scolaire rigide de peur d’être mal jugés par les inspecteurs ou les directeurs, ce qui peut avoir des conséquences négatives sur leur promotion ou former un obstacle pour une éventuelle mutation. L’école marocaine s’appuie sur un processus de scripturalisation des savoirs, sans encourager ni l’autonomie ni la créativité chez l’enfant. C’est ainsi qu’un mauvais élève est ramené plutôt vers des explications biologiques, psychologiques et sociales pour cacher les failles du système. La rapidité avec laquelle les élèves passent d’une matière à l’autre ne laisse pas de place à un apprentissage évolutif global. Ce dernier est morcelé, sans aucune connexion ; l’élève n’est pas dans une dynamique d’apprenant qui participe à la résolution des problèmes. Aucune occasion ne lui est offerte pour stimuler sa capacité cognitive. Il n’est pas mis dans une situation qui lui permet de mobiliser ses ressources pour intégrer le processus de l’apprentissage. Il n’est pas perçu comme un acteur ; il subit un certain nombre de données sans que sa capacité d’assimilation soit prise en considération. Avec 20 à 45 minutes par leçon, les élèves deviennent spectateurs d’une situation dans laquelle ils sont menés d’un exercice à un autre, et finissent par être rongés par l’ennui. Si certains arrivent à résister à travers l’implication dans les répétitions spontanées à la suite du professeur, d’autres se lassent. La classe est un moment de répétitions incessantes ; le temps passe lentement, avec des instants vides, sans rien faire. Chaque enfant marque son territoire en gravant son nom ou en faisant plusieurs dessins sur la table, comme pour « entrer en résistance ». Effet pervers : cela se traduit chez les enseignants par l’absence de créativité et d’implication. Les conditions de la contestation sont réunies.

Le Hirak des enseignants 

Dès la rentrée scolaire de 2023-2024, le ministre de l’Éducation nationale, du Préscolaire et des Sports, Chakib Benmoussa, en poste depuis octobre 2021, ratifie la nouvelle réforme de l’enseignement. L’idée principale est d’atteindre trois objectifs : rendre l’école obligatoire, assurer l’apprentissage et favoriser l’ouverture de l’école. Mais elle n’est pas la bienvenue pour le corps professoral qui la perçoit comme une attaque à certains acquis, notamment en remettant en cause le statut de fonctionnaire de l’enseignant. Plus encore, cette réforme augmente le temps de travail et ajoute des tâches aux professeurs, comme elle impose de multiples sanctions en cas de refus de les réaliser… Elle introduit le pays dans une nouvelle mobilisation sociale, corporative certes, mais qui confirme la dynamique de l’action collective au Maroc, en échappant aux institutions traditionnelles tels les syndicats.

Diviser pour mieux régner, c’est la politique que le pouvoir central a su implémenter au sein du champ syndical au Maroc. Cette stratégie était possible grâce à l’opportunisme des partis ; les principaux avaient en effet une branche syndicale pour faire pression sur le gouvernement, notamment dans les secteurs sensibles. Les syndicats, dont ceux des enseignants, ont servi au projet politique des partis. L’école, pour eux, n’est qu’un outil pour mieux négocier leur place dans le champ politique. Une partie de cette élite, surtout celle issue du mouvement Istiqlal, attachée à l’arabe standard comme langue de la nation au sein de l’école publique, envoyait ses enfants dans les structures françaises, tournant le dos au système local. La crise de l’école a alors fini, vers le début des années 2000, par porter une part de la société, dont des enseignants, à se détourner également de l’école publique. Ces derniers sont peu intéressés aux différentes réformes successives ; leur seule revendication est d’ordre pécuniaire.

Que se passe-t-il en 2023 pour susciter tant d’indignation ? Depuis le 5 octobre, date du début de la mise en place de la réforme, les enseignants ont entamé une grève qui a duré trois mois. Ils refusent l’accord signé en janvier entre les syndicats les plus représentatifs – Union marocaine du travail (UMT), Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM), Fédération démocratique du travail (FDT), Confédération démocratique du travail (CDT) – et le gouvernement. Le texte consistait à résoudre quelques dossiers concernant notamment les professeurs du primaire et du secondaire (collège) et à améliorer la situation des administrateurs pédagogiques.

Les enseignants vont plus loin dans leur action en remettant en cause l’intégrité des syndicalistes et préfèrent mener leur grève en adhérant aux coordinations déjà existantes ou en en créant d’autres qui ont vu le jour en peu de temps. Chacune a ses propres instances locales, provinciales, régionales et nationales. Elles fonctionnent dans une autonomie selon leurs ressources. Les réunions sont hebdomadaires, et chaque coordination dispose d’un groupe WhatsApp. Plusieurs actions sont organisées : grèves locales devant la délégation provinciale d’enseignement, régionales devant l’académie, nationales devant le ministère. Ainsi, Rabat s’est trouvé bloqué plusieurs fois avec plus de 80 000 manifestants selon les organisateurs (30 000, d’après les autorités). La bataille des chiffres est devenue primordiale, pour les uns comme pour les autres, et c’est le ministère de l’Intérieur qui s’occupe du dossier des contestataires d’une manière officieuse. Le cahier de revendications des enseignants est composé de trois sections : l’amélioration des revenus et les promotions ; droits ; pédagogie. Le préambule commence par le refus de la réforme et de l’accord de janvier 2023 avec les syndicats, et la réclamation d’intégrer les coordinations dans l’élaboration d’une réforme « juste et motivante ».

Le gouvernement et les syndicats se sont retrouvés bloqués, et la légitimité de leur texte est remise en cause. Les syndicats ont dû rejeter à leur tour le nouveau décret de loi qu’ils élogiaient auparavant sous prétexte que le ministère en a changé le contenu. Le bras de fer entre les coordinations et l’exécutif a mis les syndicats devant une crise de représentation : les militants de ces structures traditionnelles refusent de revenir en classe malgré les demandes répétées de leurs leaders. Les coordinations sont devenues le point fort du Hirak, et exigent leur intégration dans le dialogue pour un nouvel accord. L’État ainsi que les syndicats refusent toute ingérence au nom de la légitimité de leur structure et dépourvoient les coordinations de toute représentativité. Cependant, la réforme a montré la limite d’une compréhension sociologique des responsables étatiques et syndicaux de la situation ; ils ont traité les enseignants avec une logique ancienne basée sur l’intimidation et la punition par des prélèvements instantanés en cas de grève, une pratique qui a permis à l’État de gérer ce secteur pendant plusieurs décennies. Les enseignants ont placé les syndicats professionnels face à un dilemme : ces instances ne sont plus en mesure de suivre le rythme des transformations en cours dans le secteur et fonctionnent toujours avec une « vieille » mentalité basée sur la logique du maître/disciple.

0
Votre panier