Magazine Moyen-Orient

Maroc : la mobilisation des enseignants, reflet d’une crise profonde

Une lecture sociologique de la contestation des enseignants

Au Maroc, les jeunes qui intègrent l’enseignement public sont issus de familles modestes et des espaces de la marge. Ils sont attachés à l’idée de devenir des fonctionnaires pour garantir un emploi et un revenu stables. Dans ce sens, les espaces de la marge apparaissent comme des territoires de résistance des groupes sociaux revendiquant leurs droits dans le royaume post-« printemps arabes » de 2011. Avec le Hirak des enseignants, c’est une forme d’expertise contestataire qui s’est déplacée avec ces jeunes qui composent désormais la majeure partie du corps professoral. Ces contestations sont une manière de multiplier les attentes sociales et les revendications collectives, et ces formes sont les expressions d’une mutation de la voix de la rue (2). Le Hirak a ouvert une nouvelle perspective pour analyser la question sociale au Maroc. D’ailleurs, le terme « hirak » vient de la racine arabe harraka, qui veut dire « bouger ».

Le Hirak est devenu un espace-temps-mémoire, un moment historique qui représente un contexte particulier, à travers des événements dans lesquels les enseignants produisent leur propre historicité de leur territoire. Il s’agit de créer une « communitas existentielle », ce qui leur permet de se forger une façon de vivre et de se sentir en communauté d’enseignants attaqués par le gouvernement, à travers laquelle le Hirak donne forme à cette communauté imaginée. Les acteurs agissent comme des individus qui se coordonnent selon un intérêt commun ; ils remettent en cause les institutions d’intermédiation (les syndicats).

Les acteurs puisent leur sens d’engagement à partir d’un lieu commun, d’un répertoire émotionnel, et c’est dans ce sens que le particularisme fonctionne comme mobilisateur. Certains de ces acteurs disent : « On n’est pas comme les anciens qui acceptaient tout ». La référence au passé n’a pas pour fonction de contempler ce qui relève des moments historiques ; au contraire, ils investissent le passé comme une source de référence qui alimente leur action collective présente, d’une part, mais qui donne sens au sentiment d’appartenance, d’autre part. Le répertoire collectif fait que les acteurs sélectionnent des éléments de la mémoire qu’ils jugent positifs pour donner sens à leur action, alors que le passé offre des opportunités politiques pour agir.

La mobilisation des enseignants du public fait émerger deux rapports de force : l’un central et l’autre de la marge. Et par un jeu d’affrontements incessants, les deux « trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales… » (3). Cependant, l’État a sa logique, et depuis l’arrêt de Hirak, les autorités en coordination avec le ministère de l’Intérieur recensent les acteurs engagés dans la contestation. Une centaine est suspendue, avec un salaire gelé. Le pouvoir surveille, isole et punit.

Les coordinations se sont engagées pour renforcer leur position dans le conflit et entreprendre la défense des intérêts, notamment financiers et juridiques. Ce conflit donne à voir la notion de l’engagement qui est devenue le mot d’ordre pour distinguer les vrais enseignants des intrus. L’action collective des coordinations fait s’interroger sur l’immobilisme au Maroc, marqué par un silence généralisé des acteurs politiques vis-à-vis du recul des Droits de l’homme et économiques. Le mouvement des enseignants a tenté de briser ce silence et d’ouvrir la voie vers des perspectives multiples de l’action collective. 

Notes

(1) Abdelfattah Nissabouri, « L’arabisation : politique et enjeu de pouvoir au Maroc », in Martine Schuwer (dir.), Parole et Pouvoir : Enjeux politiques et identitaires, PUR, 2005, p. 213-238.

(2) Abderrahmane Rachik, La société contre l’État : Mouvements sociaux et stratégie de la rue au Maroc, La Croisée des Chemins, 2018.

(3) Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 1975.

Légende de la photo en première page : École élémentaire dans une région isolée près de Rissani, dans l’est du Maroc, en 2012. © Shutterstock/Salvador Aznar

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°62, « Maroc : un royaume en mutation », Avril-Juin 2024.
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