Alors que la guerre russo-ukrainienne relance l’idée d’un renforcement de l’autonomie stratégique européenne en matière de sécurité et de défense, et par là même d’une consolidation de ce que certains appellent « le pilier
européen de l’OTAN », elle accroît paradoxalement la dépendance
stratégique envers les États-Unis. Les Européens investissent davantage dans leur défense (et consacreront, pour la plupart, 2 % de leur PIB à leurs dépenses de défense cette année), mais ils achètent aussi beaucoup de matériel américain (68 % de leurs acquisitions actuelles et/ou en cours) (7). Or, en cas de conflit majeur dans la région indopacifique, il est probable que cette dépendance à l’industrie américaine puisse compromettre la livraison de systèmes d’armement commandés par les Européens. Certains pays, tels que la France, estiment que l’UE doit se doter d’instruments industriels propres afin de défendre ses intérêts sans dépendre d’États tiers, même alliés. Actuellement, l’Europe est en tout cas loin d’avoir unifié son armement – elle possède six fois plus de systèmes d’armes que les États-Unis –, ce qui est coûteux et peu efficient (8).
Quels scénarios possibles avec et sans les États-Unis ?
Dans un avenir plus ou moins proche, les États-Unis pourraient être amenés à retirer une partie significative de leurs forces opérationnelles déployées en Europe et à réduire leur présence au sein de la structure intégrée de l’OTAN. Le fonctionnement de la chaîne de commandement opérationnel de l’OTAN pourrait dès lors être perturbé, ce qui compliquerait, en particulier, la mise en place des nouveaux plans de défense de l’OTAN. En cas de désengagement américain, peut-être serait-il intéressant d’envisager la désignation d’un SACEUR européen. Celui-ci pourrait non seulement assurer (à temps plein cette fois !) la planification et l’exécution de toutes les opérations otaniennes, mais également renforcer la crédibilité des Européens au sein de l’Organisation et/ou face à un ennemi potentiel. Comme ce fut le cas pour la France, le retrait possible des États-Unis de la structure de l’OTAN pourrait n’être que partiel et temporaire. Une certaine créativité et flexibilité devraient dès lors guider les décisions.
Les États-Unis pourraient également décider de diminuer ou de retirer certaines de leurs capacités facilitatrices présentes en Europe (C2, défense antimissile, ISR et missiles longue portée en particulier), ce qui serait susceptible de compromettre la défense du Vieux Continent. En outre, si Washington venait à remettre en cause le principe de dissuasion nucléaire élargie, la posture stratégique de l’OTAN serait affaiblie. La France et le Royaume-Uni n’ont en effet jamais intégré le programme de dissuasion partagée de l’Organisation et la possible extension de la dissuasion nucléaire française en Europe suscite encore beaucoup de débats. Enfin, dans le cas extrême où les États-Unis envisageraient un retrait complet de l’OTAN – scénario certes peu probable –, Washington pourrait mettre en œuvre des accords de sécurité bilatéraux avec certains pays européens.
Face au retour d’une guerre de haute intensité en Europe et à celui – tout aussi possible – d’une nouvelle présidence de Donald Trump à la Maison-Blanche, mais surtout face au « pivot » asiatique des États-Unis, il est urgent dans un premier temps que chaque pays européen soit capable d’assurer sa propre défense sans compter sur l’OTAN et que, dans un second temps, l’Europe soit en mesure de défendre ses frontières communes (grâce à une défense européenne, au pilier européen de l’OTAN et/ou à des accords multinationaux). Il s’agirait là d’un changement de paradigme fondamental pour la défense de l’Europe, exclusivement garantie depuis 75 ans par l’OTAN, et donc essentiellement par les Américains. La défense européenne n’a néanmoins pas vocation à se substituer à l’OTAN, qui reste la pierre angulaire de la défense de l’Europe. Les accords de « Berlin plus » constituent une base de départ pour régler les rapports entre l’OTAN et le volet défense de l’Union européenne, même s’ils s’avèrent difficiles à appliquer, pour des raisons tant politiques que pratiques. Sortir de cette impasse euro-atlantique est pourtant indispensable pour permettre à l’Europe de développer sa propre personnalité de défense, conformément au traité de Lisbonne.
En définitive, la défense de l’Europe passe par un soutien militaire à l’Ukraine qui soit efficace, mais également par la capacité des Européens à maintenir une première ligne de protection crédible et rapidement disponible pour assurer la défense du territoire européen, et ce même en l’absence des capacités conventionnelles, voire du parapluie nucléaire, des Américains. La mise en place d’un programme industriel de défense et d’un bouclier antimissile européens ainsi que l’extension de la dissuasion nucléaire française en Europe et le développement de bases militaires permanentes européennes dans les pays les plus proches de la Russie font partie des pistes envisagées.
* L’auteure s’exprime à titre personnel.
Notes
(1) Concept stratégique 2022 de l’OTAN adopté par les chefs d’État et de gouvernement au sommet de Madrid le 29 juin 2022 (https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_210907.htm).
(2) Les 615 300 militaires restants sont fournis par la Turquie (355 200 militaires), le Royaume-Uni (150 350), le Canada (66 500), la Norvège (25 400), la Macédoine du Nord (8 000), l’Albanie (7 500) et le Monténégro (2 350) (The International Institute for Strategic Studies, The Military Balance, 2023).
(3) Quatre généraux américains sont respectivement à la tête des commandements de forces interarmées (JFC) de Norfolk et de Naples, mais également des commandements de milieu terrestre (LANDCOM) et aérien (AIRCOM), qui composent l’ACO.
(4) En 2023, plus de 168 000 soldats américains étaient en service actif à l’étranger.
(5) OTAN, « Defence Expenditure of NATO Countries (2014-2024) », Bruxelles, 12 juin 2024 (https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2024/6/pdf/240617-def-exp-2024-en.pdf).
(6) Jean-Paul Perruche, « L’Europe au défi de la puissance militaire » dans Sando Gozi, Dusan Sidjanski et François Saint-Ouen (dir.), Une défense européenne autonome est-elle encore possible ?, Centre de compétences Dusan Sidjanski en études européennes, Genève, 2023, p. 88.
(7) Olivier Jehin, « [Verbatim] Le réveil européen en matière de défense, trop lent au goût des industriels », B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 19 avril 2024 (https://club.bruxelles2.eu/2024/04/verbatim-le-reveil-europeen-en-matiere-de-defense-trop-lent-au-gout-des-industriels).
(8) Niall McCarthy, « Europe Has Six Times As Many Weapon Systems As The U.S. », statista.com, 20 février 2018.
Légende de la photo en premièer page : Des centaines de véhicules de l’US Army attendent d’être embarqués pour être projetés en Europe dans le cadre de l’exercice « Defender-Europe ». Conduit à partir de 2020, cet exercice annuel teste notamment les capacités de projection transatlantique. (© US Army)