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L’intelligence artificielle, un vecteur de souveraineté pour la Russie

La révolution numérique et la montée en puissance conjointe de l’intelligence artificielle et de la robotique apparaissent aux yeux du président russe comme les principaux vecteurs de croissance et de puissance des deux prochaines décennies.

Les dirigeants russes ont toujours considéré que la capacité d’innovation d’une grande puissance conditionne et détermine son développement, sa croissance, sa stabilité et son pouvoir. L’innovation militaire (surtout durant la période de l’Union soviétique, dont la Russie est héritière) est l’ingrédient essentiel au dispositif global de défense de la Russie. Celui-ci est confronté à un environnement de risques et de menaces en évolution permanente, a fortiori dans un contexte de conflit de haute intensité depuis mars 2022. La doctrine russe concernant l’intelligence artificielle (IA) s’inscrit dans une volonté affirmée d’accélération du développement économique, de modernisation des infrastructures russes, d’initiatives d’amélioration du bien-être des citoyens russes et de facilitation de l’activité commerciale et entrepreneuriale. 

L’écosystème russe de l’IA

L’écosystème russe de l’IA se structure dans un réseau d’activités interconnectées impliquant le gouvernement, les entreprises publiques, l’armée, les universités, les techno-parcs et les acteurs privés. L’une des principales caractéristiques de l’écosystème russe de l’IA réside dans son leadership par des entreprises publiques et la part importante du financement fédéral du secteur. Dans ce groupe d’entités publiques, on retrouve des incubateurs, des bailleurs de fonds et des initiatives fédérées visant à faciliter le développement de l’IA. Cette forte dépendance à l’égard du financement fédéral inquiète certains analystes en Russie qui craignent qu’elle ne nuise à l’initiative, à la prise de risque technologique et à la croissance. Si certaines enquêtes et classements internationaux (en recherche fondamentale et appliquée, articles et publications scientifiques, formations) suggèrent un certain retard de la Russie en IA face aux deux leaders du domaine que sont la Chine et les États-Unis, on ne doit pas sous-estimer l’expertise russe en matière d’IA et de robotique qui la place dans le trio de tête mondial. En outre, le gouvernement lui-même est conscient de ces faiblesses et ne manque pas d’insister sur le concours actif du milieu des affaires militaires pour favoriser l’émergence de jeunes entreprises à haute plus-value technologique, notamment dans l’intelligence artificielle — tel était par exemple le propos du document intitulé « Stratégie de développement de l’industrie des technologies de l’information dans la Fédération de Russie pour 2014-2020 et perspectives à l’horizon 2025 » (1). Les sanctions renforcent même l’opportunité de développer des solutions natives et non tierces, comme l’incitait déjà la loi fédérale sur la sécurité des infrastructures d’information critiques de la Fédération de Russie n°187-FZ de juillet 2017 (2) qui impose aux organisations disposant d’infrastructures d’informations catégorisées comme critiques (les administrations d’État, les banques, les services liés à la sécurité, etc.) d’assurer la transition vers l’utilisation prédominante de logiciels russes. Depuis mars 2022, l’écosystème numérique russe a prouvé sa résilience et sa capacité d’adaptation, à la grande surprise de nombreux responsables politiques occidentaux.

Au niveau juridique, le gouvernement russe a mis en place un cadre de gouvernance structurel nécessaire au développement et à la concurrence dans les domaines de l’IA, de la robotique et des systèmes cyber-physiques autonomes. Depuis le décret présidentiel n°490 du 10 octobre 2019, faisant lui-même suite à plusieurs déclarations appuyées du président russe sur cette thématique, les administrateurs nationaux et locaux s’efforcent de mettre en œuvre des stratégies assorties d’objectifs et de mesures pour promouvoir un environnement favorable au développement du numérique, et notamment de l’IA, en Russie. La mise en œuvre de ces efforts et incitations est largement dirigée par le gouvernement, par le biais d’entreprises publiques et le soutien des parcs technologiques disséminés sur le territoire de la Fédération. Pour autant, si les initiatives en matière d’IA prennent de l’ampleur au sein du gouvernement russe, le secteur privé est fortement incité à s’emparer du sujet afin de contribuer au développement des activités connectées à l’IA.

Si la population russe perçoit bien les avantages d’une plus grande numérisation du pays, les efforts du gouvernement pour accroitre l’accès aux données privées sont parfois critiqués par une partie de l’opposition qui craint que ces technologies ne nuisent aux droits et à la vie privée des citoyens russes. Ces derniers se méfient (tout comme les citoyens européens) d’un développement incontrôlé de l’IA qui aurait des impacts toxiques sur la société et sur les libertés individuelles, d’où des rappels du Président ou des textes officiels quant à la nécessité d’assurer une protection des données. La base légale est la loi fédérale n°152-FZ de juillet 2006, qui présente de très nombreuses similitudes avec le règlement général sur la protection des données européen d’avril 2016 (entré en application en mai 2018).

À propos de l'auteur

Yannick Harrel

Chargé de cours et conférencier en cyberstratégie, doctorant en sciences de l’ingénieur, auteur de plusieurs articles et ouvrages sur les enjeux cybernétiques et minéralogiques.

À propos de l'auteur

Thierry Berthier

Enseignant et chercheur associé au CREC Saint-Cyr, co-directeur du groupe « Sécurité – Intelligence Artificielle » du Hub France IA et directeur scientifique de la Fédération professionnelle européenne des drones de sécurité Drones4Sec.

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